L'un après l'autre

Scheurer Nicolas

v1

Word


Date : 2021
Genre : Drame


Résumé (Cliquez pour afficher)

Les hommes et les femmes s’évaporent par milliers sans raison depuis trois ans. Daniel, un père de famille à la vie bien rangée, essaye de s’adapter à cette étrange réalité qui met en péril son quotidien.


Octobre
L'appel
Décembre
Le diner
Janvier
La flamme
Mars
L'ancre

Octobre


La chaleur étouffante du local technique balaya la brise fraiche et mordante de ce matin d’octobre. Les deux grille-pains fixés le long du mur latéral asséchaient l’air et la petite fenêtre à soufflet sous le plafond n’y changeait rien. Un sauna ou une chambre froide, il n’y avait pas d’entre-deux.

Cette petite pièce, toute en longueur et à peine plus large qu’un couloir, avait eu de technique que les tas de matériels électroniques défectueux abandonnés sur des étagères poussiéreuses.

Un contrat avec l’un des sous-traitants de l’armée française imposa au dirigeant d’isoler cette unité de production du reste de l’usine et d’installer un portique de sécurité. Une mesure inhabituelle qui transforma le local décrépit en entrée secondaire. Une solution provisoire, le temps de financer une annexe en bonne et due forme.

Daniel empruntait ce couloir depuis trois ans.

La brume du lundi matin qui pesait sur ses sens s’effaça à la vue de la bouille enjouée de Yassine. Il ne put dissimuler sa joie de retrouver l’agent de sécurité, de retour après un congé paternité de plusieurs mois.

— Réglé comme une horloge, dit Yassine. Toujours le premier.

— Je ne tiens pas à faire la file dehors, ça commence à cailler maintenant.

La poigne solide de Yassine attrapa la main de Daniel et les deux hommes se laissèrent aller à une accolade sans s’en rendre compte.

— Ah ! Yassine ! Ça fait du bien de te revoir. Comment tu vas depuis tout ce temps ? Et la petite alors, tout s’est bien passé ?

— Un vrai p’tit ange, même si je ne te mentirais pas que j’étais bien content d’être à la maison le temps qu’elle fasse ses nuits.

— Ça change la vie, hein ? dit Daniel.

— Une boule de bonheur. C’est fou.

— Et ta femme, comment elle va ?

Une fine ombre ternit les yeux de Yassine jusqu’à ce qu’un battement de paupière leur rende leurs éclats.

— Bah, tu connais Céline, l’arrivée de Léa lui a fait un bien fou, mais c’est toujours des hauts et des bas.

À vrai dire, Daniel ne la connaissait pas. Il l’avait rencontrée au travers des photos de grossesse que Yassine lui avait partagées. Les deux hommes se croisaient en début et en fin de journée ainsi qu’au détour de quelques pauses. Leur intérêt pour les discussions philosophiques de comptoir les avait rapprochés, pourtant, jamais ils ne leur étaient venus à l’idée de pousser cette amitié au-delà du portail de l’usine.

Une fine membrane que l’accolade déchira.

— Alors, et toi ? dit Yassine, quoi de nouveau depuis mai dernier ?

Daniel eut un temps d’arrêt. Le ton de l’agent de sécurité était trop jovial pour qu’il soit au courant de l’évènement majeur des derniers mois. Son cœur se compressa à l’idée d’être le messager. Il chercha sur le plastique noirci de la fenêtre à soufflet une raison de fuir. Une échappatoire que lui offrit le grincement de l’entrée.

Michel, son corps rebondit comme un ballon, entra dans le local. Ses deux joues bombées brillaient de mille feux lorsqu’il retira son bonnet à pompon de son crâne dégarni.

— Tiens tiens, qui voilà, dit Michel avec sa voix d’ourson.

Daniel attrapa l’échelle au vol.

— Bon, je te propose qu’on reparle de tout ça à la pause de dix heures Yassine. Je compte sur toi pour passer prendre un café.

— Je ne te promets rien, mais je vais faire de mon mieux.

Daniel tendit son sac à dos le temps de traverser le portique. La besace parut subitement réduire de taille entre les mains de Yassine.

— Quelqu’un sait si elle marche vraiment cette machine ? dit Daniel.

— La petite lumière verte s’allume. J’imagine que c’est bon signe, répondit Yassine.

— Le petit nouveau a sonné la semaine dernière, dit Michel en riant. Je peux te dire qu’il oubliera plus ses clés, on l’a tanné toute la semaine avec les copains.

Les yeux de Yassine s’écartèrent de leurs orbites.

— On a recruté depuis mon départ, vraiment ?

Le cœur de Daniel s’arrêta. Les thermostats des grille-pains venaient subitement d’être poussés à leur maximum. Il se mordit la lèvre pour ne pas lancer un regard assassin à son collègue.

— Personne ne t’a prévenu ? dit Daniel.

Yassine secoua la tête, une succession de plis s’accumulèrent sur son front.

— Il remplace Marc. Il a... il a disparu en août dernier.

Le bourdonnement électrique du portique s’imposa dans le local. Daniel laissa à Yassine le temps d’assimiler la nouvelle. L’agent finit par lâcher un long soupir avant de passer sa main sur son crâne brillant.

— Merde... il fallait bien que ça nous arrive un jour.

— Un en trois ans, on s’en sort bien non ?

La voix de Daniel manquait de conviction. Yassine, le visage blême, tendit le sac à dos. Daniel l’attrapa comme un vieux chiffon pour masquer le tremblement de sa main. Il devinait les mots sombres qui grimpaient dans la gorge de Yassine. La peur, l’angoisse, l’inconnu, le doute et la déroute. Tant de nouveaux mots à glisser dans le lexique de sa vie. Daniel les chuchotait tous les jours depuis la disparition de Marc.

— Le plus important, c’est de ne pas se laisser abattre, dit Daniel. C’est pour ça qu’on a besoin de petits anges comme Léa. La terre continue de tourner.

Yassine essaya de sourire, en vain. Le simulacre de Daniel fut plus convaincant.

— Je te revois à la pause. Bon courage.

La température fraiche du couloir qui menait au vestiaire fit frissonner Daniel. Son passage dans la fournaise laissa un creux humide sous son t-shirt et une fine couche de sueur sur sa nuque.

Son cœur accepta de ralentir quand il vit les machines de production à travers les fenêtres striées sur sa droite. Il avait hâte de démarrer sa journée pour assommer ses émotions. Il attrapa son badge et l’aimant de la porte tira son coup de feu.

Le vestiaire sentait le renfermé. Des casiers bleus habillaient les murs du cube de béton sans fenêtre. Une première rangée à hauteur d’épaule et une deuxième à hauteur des genoux.

Comme tous les matins, Daniel plia son blouson en quatre et le déposa à l’intérieur du coffret métallique. Une photo de Sarah l’observait dans l’ombre, le ventre rebondi et les cheveux au vent. Dans son dos s’étendait le parc forestier de Monsanto, leurs dernières vacances à Lisbonne avant la naissance d’Elliot.

Daniel sortit son téléphone de la poche arrière de son jean et posa ses poignets sur l’ouverture du casier.

« 7:23  », suivit d’un pouce levé.

Le premier message de la journée. Un message court et concis pour confirmer sa présence sur terre. Une excuse. Ce qui comptait pour lui c’était la réponse de Sarah. La confirmation que son monde tournait rond.

L’opération se répéterait à six autres reprises dans la journée.

Daniel se dirigea vers la porte qui menait à l’unité de production et effleura volontairement le dernier casier de la rangée. Un geste pudique qui s’était transformé en rituel depuis la disparition de Marc.

Ses collègues lui rendaient hommage en couvrant la surface bleue d’autocollants. Les célèbres « Never forget » qui jonchaient les têtes de gondoles des magasins ainsi que les silhouettes qui s’envolaient vers le ciel en composaient la plus grande partie. Daniel se contentait de son geste.

Les disparitions qui ébranlaient l’humanité depuis trois ans ne l’avaient poussé vers aucune religion. Le monde était étrange depuis toujours et il l’était un peu plus aujourd’hui. Ce geste était symbolique. Un engrenage dans l’horlogerie complexe de son quotidien.

Daniel fut le premier à occuper la grande salle blanche équipée de trois micro-ondes, d’un réfrigérateur et d’une double cafetière à filtre flambant neuve. Le parfum de caféine humait déjà la salle quand Michel le rejoignit.

Assis sur la longue table centrale, Daniel observait à travers deux vitres encrassées l’arrivée de ses collègues. Peu à peu, les rires s’élevèrent du sol au plafond, se chevauchant les uns sur les autres. Une mélodie qui l’aiderait à oublier le temps de quelques heures que lui, Sarah, ou Elliot, pouvait disparaître à tout moment.


L’appel


La paume de Mathieu s’écrasa sur la table haute. Daniel et plusieurs employés sursautèrent et un fou rire collectif éclata. Le renard s’était faufilé sans un bruit dans le poulailler et les victimes étaient nombreuses.

— Tout va bien les gars. Désolé de vous réveiller de si bon matin.

Mathieu, le chef de l’unité, posa son ordinateur aux plastiques amochés sur la surface blanche et déplia l’écran. Sa tête ronde sonda les troupes.

— Bon, tout le monde est là ?

— Michel est coincé sur le trône, dit Émilie enfouie dans sa salopette. Ça risque de prendre du temps.

De nouveaux rires embrasèrent l’assemblée.

— Les absents ont toujours tort, on va commencer l’appel sans lui.

— On va devoir faire ça encore longtemps ? dit un employé aux longs cheveux qui rinçait une tasse dans un évier.

— Tu connais la musique, mon petit Vincent, dès qu’une entreprise a eu un disparu dans ses rangs, elle est obligée d’envoyer un recensement matin et soir, et ça, que ça te plaise ou non.

— On ne peut pas installer un Vocomax à l’entrée ? dit Émilie.

— Installer un Vocomax ça veut dire investir dans un ordinateur, une caméra pour la reconnaissance faciale et une licence du gouvernement. Vu la pérennité de notre entrée temporaire — Mathieu marqua les mots avec ses index — on va éviter de faire grimper le budget.

— Des nouvelles de notre contrat avec le prestataire ? demanda Daniel.

— C’est pas une réunion les gars, et non Daniel, t’as pas à t’en faire. On manque pas de palettes à envoyer.

Les sourcils de Mathieu l’invitèrent à clôturer le débat.

— Bon, assez de questions. Laissez-moi faire le tour de vos sales têtes pour m’assurer qu’on soit dans le vert.

Daniel respectait son chef, et encore plus depuis la disparition de Marc. Ce petit bonhomme un peu trop sérieux avait troqué son béret de lieutenant contre une casquette de papa poule, ouvrant des vannes de-ci de-là pour relâcher la pression dans l’esprit de ses employés. Malgré le budget minimal qu’on lui allouait, il se donnait un mal de chien pour enjoliver le quotidien de Daniel et ses collègues. Tout le monde savait que la double cafetière flambant neuve était un investissement de ses propres deniers.

Daniel ne pouvait effacer cette crainte qu’un évènement se tramait dans les coulisses. Le comportement jovial de Mathieu était une façade qui se lézardait jour après jour. Le duvet qui recouvrait son cuir chevelu s’était grisé et son sourire luttait contre les lourds cernes sous ses yeux. Daniel n’était pas dupe, les clauses de clôtures cachées sous un taux de disparition dans les contrats n’étaient plus un mythe.

La double porte de la salle de pause s’ouvrit. Le ventre Michel était toujours aussi généreux mais son visage était allégé d’un poids matinal.

— Je suis désolé Mat, dit-il le souffle rapide, je ne voulais pas être en retard.

— C’est rien Michel, c’est rien.

Une tape dans le dos et une coche virtuelle sur la dernière case de la liste clôturèrent l’appel. Daniel et ses collègues n’eurent besoin d’aucun autre signal pour se lever, s’équiper d’un gilet ou d’une doudoune, et se diriger vers les machines.

À huit heures, les roulements et les pistons se réveillèrent en rythme pour déverser les premières cartes électroniques sur les tapis.

Les odeurs de métal, de béton et de poussière détendirent Daniel. Ce lieu exerçait une étrange influence sur ses sens. L’aura apaisante prenait ses angoisses et les glissait le temps de sa journée dans son casier bleu.

Son frère, qui ne cessait de changer de costume au fil des étages de son entreprise, lui demandait en permanence pourquoi il insistait dans cette usine. Que trouvait-il dans ce gagne-pain vide de sens ? La réponse défilait sous la pointe ardente de son fer à souder, composant après composant. La certitude que tout restait à sa place.

Les machines appliquaient sans failles les instructions et Daniel, indéfectible, répétait ses gestes. Ensemble, mètre après mètre, ils donnaient vie à un nouvel objet.

Ce que Daniel fabriquait lui importait peu. Certains disaient que les cartes servaient à lancer les missiles des Rafales, d’autres supposaient qu’elles contrôlaient les chaînes des chars Leclerc. Ce qui comptait pour lui, c’était que les palettes se vident et se remplissent avec la rigueur d’une horloge. Au milieu du froid et du vacarme permanent, la boucle se répétait sans surprises et sans inconnues.

Les deux premières heures de la journée s’effacèrent de l’existence de Daniel en un instant. La cloche annonça la pause de dix heures et Daniel rejoignit à contrecœur la salle de pause. Une partie de lui était ravie de reprendre sa conversation avec Yassine, mais l’autre savait que la disparition de Marc reviendrait sur le tapis.

Daniel se servit un café bien chaud dans une tasse frappée du logo de Superman et s’assit sur la longue table centrale. Une file s’agglutina à droite des deux vitres encrassées. Le distributeur d’en-cas et de friandise avalait plus de pièces qu’un bandit manchot à Las Vegas.

« 10:17 », suivi d’un danseur en costume blanc.

Il ajouta deux mots, « Stayin’ Alive », puis les effaça. Une tournure trop mélancolique. Le mot d’ordre de Sarah était de positiver et il tenait à ne pas la décevoir.

Une bulle avec deux cœurs sur son écran le fit sourire. Les réponses de sa femme à cette heure étaient rares. Un brin de l’attention de Sarah qu’il subtilisait aux bambins de sa salle de classe.

Daniel sirota son café, les yeux rivés sur les fenêtres qui lui faisaient face. À quelques mètres derrière le verre usé, la porte qui menait aux vestiaires et au local technique restait immobile. Une voix intérieure lui souffla l’absence de Yassine. Il l’ignora.

Il avala nouvelle gorgée de café, moins contrôlée cette fois. Le liquide lui brûla l’œsophage. La petite voix porta un coup de surin discret. « et si ? ». La chaise vide en face de Daniel le força à prendre une grande inspiration. Et s’il venait à disparaitre ?

Le barrage se fissura et les premiers doutes se glissèrent dans la lézarde. Ceux qui surgissaient dès qu’un rendez-vous n’était pas honoré, dès qu’un message restait sans réponse ou qu’une chaise restait inoccupée sans explications. Une peur pernicieuse qui égrainait le quotidien de Daniel depuis trois ans.

Cette discussion dans le local fut-elle la dernière ? Comment grandirait Léa sans son père ? Daniel regrettait subitement de n’avoir jamais invité Yassine et sa femme à diner. Non, c’était mieux ainsi. Mieux valait garder ses distances. L’amitié n’était qu’un poids qui vous emportait dans les abysses en cas de disparition.

Ses mains agrippées à sa tasse, Daniel continuait à prendre de lentes inspirations, les lèvres à peine entrouvertes pour ne pas attirer l’attention de ses collègues.

Il ne devait pas succomber. Yassine était pris par une urgence ou tout simplement au téléphone avec Céline, à profiter des gazouillis de sa fille de l’autre côté du combiné. La porte derrière la vitre usée refusait de s’ouvrir.

Le barrage céda et déversa son lot d’images.

La disparition de Yassine. Les pleurs de Céline. La fermeture de l’usine. La disparition de Sarah. Daniel perdu avec ses beaux-parents à l’agence des disparus. La disparition de son fils. La solitude. Une corde nouée sur la poutre des combles.

La cloche qui annonçait la fin de la pause éjecta Daniel de sa léthargie et il secoua sa main, endolorie par la chaleur de son café. Daniel se précipita à l’évier pour se débarrasser de sa tasse à moitié pleine. Il fut le premier de retour à son poste. Le contact des machines restait le meilleur enduit sur le barrage fébrile de ses pensées. Ses peurs attendraient.

L’appétit vorace du temps avala la fin de la matinée et l’après-midi fut consommé à son tour, bouchée après bouchée. Une journée similaire à la précédente et aux milliers avant elle. Une journée d’automne qui disparaissait dans les entrailles de l’histoire avec ses milliers de disparus. Pour certains, elle était insignifiante. Pour d’autres, elle marquait un bouleversement.

Le destin lançait tous les jours ses dés sur le tapis vert et Daniel observait leurs rebonds, inquiet.


Décembre


Le présentateur dans son costume bleu satiné débita les chiffres de ce premier jour de décembre avec des sourcils qui trahissaient la routine de ses déclarations. Un peu moins de huit mille disparus tous pays confondus, une bonne journée en comparaison des moyennes répéta-t-il à plusieurs reprises avant de passer la main à sa coprésentatrice dont le sourire fendait les cristaux du téléviseur.

Tout sur l’écran dérangeait Daniel. Le costume et la robe aux couleurs criardes, les lumières aveuglantes du plateau et la bonne humeur hypocrite derrière les infographies alarmistes. Le bandeau rouge emporta dans le sillage de ses chiffres toute l’attention de Daniel. Les fines lèvres roses de la jeune femme s’agitèrent sans qu’il n’entendît les mots. La télécommande dans les mains, Daniel restait figé face aux deux poupées de cire aux émotions factices.

— Papa ?

— Oh, s’exclama Daniel avant de changer d’écran pour lancer un épisode de la ligue des justiciers. Désolé Elliot, je regardais rapidement les chiffres d’hier.

Un raclement de gorge à l’entrée du salon força Daniel à se retourner. Les yeux plissés de Sarah qui se tenait les bras croisés dans l’embrasure annonçaient qu’elle n’avait rien raté de la scène.

Daniel posa la télécommande sur la table en verre puis frotta ses mains sur son jean avant de feindre un sourire. Le large canapé d’angle qui occupait le fond du séjour l’obligea à soutenir le regard inquisiteur de Sarah plus longtemps qu’il ne le souhaitait. Arrivée à l’embrasure, elle lui saisit le bras puis glissa lentement ses doigts le long de sa manche.

— Ça va aller Dan, chuchota-t-elle. On va juste éviter d’inquiéter le petit. Essaye de profiter de la soirée d’accord ?

Daniel acquiesça en silence, ses yeux perdus sur la bouffée de pétunias qui débordaient d’un vase dans le hall d’entrée. Sarah posa sa main sur sa joue puis le força à affronter son regard. Elle s’éleva sur la pointe de ses chaussettes et lui glissa un baiser sous son oreille et seulement après un sourire de Daniel, elle s’autorisa à traverser le hall pour rejoindre la cuisine.

Daniel s’avança devant le miroir à côté des pétunias. À sa surprise, son sourire ne s’était pas encore effacé. C’était l’un des dons de Sarah, dessiner des sourires sur des âmes persuadées de ne plus en avoir la force.

Sarah insista pour qu’il n’annule pas la venue de Yassine. L’enterrement de Marlène était derrière eux depuis trois semaines et la vie devait reprendre son cours.

Le décès de sa mère fut brutal et soudain. Les dés du destin ne se limitaient pas à faire disparaitre les hommes et les femmes de la surface de la Terre sans laisser de traces, ils continuaient à distribuer leurs lots de maladies et de malchances. Une réalité que Daniel avait oubliée depuis trois ans. Pour Marlène, le point final se résuma à une gélule qui refusa de traverser sa trachée.

Le deuil était une lourde roche que Daniel effritait jour après jour. Une épreuve unique que tous les êtres humains partageaient. Une épreuve que les familles de disparus lui enviaient. Une disparition dans la chair et dans la terre était préférable à une évaporation impalpable et mystérieuse. À leurs yeux, Daniel était dans le camp des fortunés. Il s’accrocha au sourire que Sarah avait laissé dans le miroir. Les disparitions lui voleraient son deuil, mais pas son bonheur.

Daniel se tapota les joues pour se ressaisir puis se dirigea dans la cuisine pendant que deux superhéros masqués battaient des pieds et des poings dans le séjour.

Le soleil déversait son souffle cuivré à travers l’unique fenêtre. Sarah préparait du saumon sur le plan de travail, ses cheveux tirés en une simple queue de cheval. Des nuages rendaient par instant à sa chevelure sa couleur noire naturelle avant de laisser le soleil jouer avec ses pinceaux.

Daniel s’installa à droite de sa femme et attrapa une natte en bambou. Les cils de Sarah se levèrent dans sa direction et elle lui sourit, satisfaite de voir que son dessin sur ses lèvres ne s’était pas effacé. Ses yeux le dévoraient avec cette légère inclinaison du visage qui ne cessait de le charmer depuis quinze ans.

Une petite armée de makis, de nigiris et de sushis s’aligna. Leurs doigts se frôlèrent le long des ingrédients lors d’accidents volontaires et involontaires. Une douceur dans les gestes amplifiés par les décibels du silence. À travers la large ouverture qui fendait le mur de la cuisine, ils observaient le fruit de leur amour, les poings à l’horizontale devant le téléviseur pour imiter son superhéros préféré.

La montre de Sarah sonna dix-huit heures et elle proposa de s’éclipser pour se rafraîchir avant l’arrivée de Yassine. Elle se leva sur la pointe de ses chaussettes et embrassa Daniel pour le rassurer. Il la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse en haut de l’escalier de l’entrée.

Sans elle et son fils, son monde s’écroulerait. Daniel s’acharna sur le plan de travail pour le lustrer. La solitude tractait le chariot de ses émotions en haut des montagnes russes et l’huile de coude restait le meilleur remède pour les assommer.

La petite tête ronde d’Elliot apparut au-dessus de l’ouverture de la cuisine, la lèvre inférieure entre les dents. Les superhéros avaient quitté le séjour.

— La box s’est encore éteinte, c’est ça ? dit Daniel

— Oui.

— Matos de m...

Elliot fit de gros yeux et mit sa main devant sa bouche.

— Je ne l’ai pas dit !

Daniel jeta le chiffon rose et humide dans l’évier et traversa le hall d’entrée pour rejoindre le séjour. Elliot le suivit jusqu’au téléviseur.

— Bon, regardons ça.

Le bras de Daniel batailla dans le petit espace du meuble où se situait la boite blanche et débrancha son câble d’alimentation. L’océan bleu qui stagnait sur l’écran disparu et les deux hommes de la maison purent observer leur reflet.

— Papa ?

— Oui ?

Le pouce de Daniel martelait les boutons de la télécommande dans une vaine tentative d’accélérer le processus.

— Maman aussi disparaitra comme mamie Idgie un jour ?

— Hé, Elliot, dit Daniel avec sa voix la plus douce.

Il posa un genou au sol et ébouriffa les cheveux de son fils. Son cœur s’étira comme un élastique, pris entre la tendresse d’entendre Elliot appeler sa grand-mère par son surnom et la peur de son fils de perdre sa mère.

— Non Elliot, maman ne disparaitra pas. Pas tant que tu ne sois devenu grand, vieux et fripé comme monsieur Brochart.

Daniel souffla les derniers mots avec un mime sans failles du voisin grabataire et grincheux qui habitait en face. Elliot éclata de rire puis se mordit la lèvre. Son index attrapa les doigts de son autre main comme un crochet.

— Moi aussi, je peux disparaitre ?

Le chariot sur les montagnes russes emporta Daniel dans sa descente.

— Oh, Elliot, dit-il en prenant son fils dans ses bras. Pourquoi dis-tu une chose pareille ? Bien sûr que non, tu ne vas pas disparaitre. Il n’y a que les vieilles personnes qui disparaissent.

— Le papa de Mathias a dit que s’il était pas sage, et ben il disparaitrait avec les autres gens pas sages.

— C’est des bêtises tout ça. Tu ne peux pas disparaitre, mon chéri. C’est uniquement les grandes personnes.

Un pieux mensonge qu’il força dans sa propre gorge. Tous les jours, des dizaines d’enfants s’évaporaient aux côtés de milliers d’adultes. Une anomalie dans les statistiques que tous parents s’efforçaient d’ignorer, mais les chiffres ne mentaient pas. Le tirage au sort morbide se répétait jour après jour.

— Papa ?

Daniel déglutit et fronça les sourcils, inquiet.

— J’ai peur de grandir.


Le diner


L’homme chauve-souris dominait à nouveau le séjour de son timbre grave quand Daniel s’éclipsa dans le hall d’entrée. Sarah apparut dans la trémie à l’instant où il posa son pied sur la première marche. Il lui fallut une seconde pour accuser le coup. Avec sa jupe droite beige qui lui chatouillait les genoux et sa chevelure relâchée, Sarah était irrésistible.

— Wow. Tu vas emballer Yassine sans problème avec ça.

Sarah descendit l’escalier et écrasa son poing dans le creux de l’épaule de Daniel, un rictus au coin de la bouche. Daniel préféra lui épargner la discussion qu’il venait d’avoir avec Elliot.

Les trois notes de la sonnette résonnèrent dans l’entrée.

— Allez, va ouvrir la porte à ton copain au lieu de raconter des bêtises.

Daniel s’arrêta devant le miroir et redressa le col de sa chemise.

— Arrivera-t-il à garder sa bien-aimée ? chuchota-t-il à Sarah. Personne ne le sait.

Le blouson de Yassine occupait toute la largeur de la porte. L’œil novice de Daniel ne reconnut qu’une marque de pneus au milieu des logos qui s’entrechoquaient sur le cuir épais.

— Vas-y, rentre Yass, fais comme chez toi.

Yassine tendit une bouteille de bière à Daniel pour se libérer une main et le saluer comme il se doit. Daniel le débarrassa de son casque de moto qu’il plaça à côté d’un guéridon.

— Sarah, comment tu vas ? dit Yassine avec une voix incertaine.

— Ça va bien, merci.

Le hochement de tête et le sourire discret qu’elle lui décocha après la bise lui confirmèrent qu’il n’avait pas à s’inquiéter pour l’humeur de la soirée. La mère de Daniel n’était pas à l’ordre du jour.

— Je suis vraiment désolé pour Céline, reprit-il. Elle voulait venir, mais avec Léa et son boulot, c’est la course.

Daniel le rassura avec une tape dans son dos. Elle s’était défilée les deux fois précédentes et ni lui ni Sarah ne s’étaient attendus à ce qu’elle accepte cette troisième invitation.

— Oh ! Une petite ambrée, s’exclama Daniel en entrant dans le séjour. Tu sais me prendre par les sentiments. Installe-toi.

— T’as besoin d’un coup de main ? demanda Yassine.

La nappe en toile blanche sur la table qui faisait face à l’ouverture de la cuisine amortit l’atterrissage de la bouteille. Daniel balaya sa proposition puis attrapa un premier verre à bière dans le vaisselier.

— Elliot, dit bonjour à Yassine.

Le petit garçon marmonna un bonjour inaudible.

— Mieux que ça, vociféra Daniel sur un ton autoritaire.

Elliot abdiqua quand les yeux perçants de Sarah s’arrêtèrent sur lui.

Un bruit de pétard annonça le début des hostilités et le premier bouchon de la soirée roula derrière le rideau de la baie vitrée.

Les bulles permirent à Daniel de glisser ses angoisses sous le tapis. Le deuil de sa mère reprendrait le lendemain, pour l’heure, la priorité était au petit gout d’épice qui se cachait derrière l’amertume de sa bière.

Elliot réagit à l’écho d’une boite de Pringles que Yassine secoua. Une astuce de Sarah qu’il avait retenue lors de sa première visite.

La sophistication de la soirée s’arrêta aux sushis faits maison et à une salade d’avocats, d’endives et de surimi.

Les discussions voguèrent entre l’intérêt des voitures électriques, les erreurs tactiques de Lille lors de son dernier match et l’un des élèves de Sarah qui se régalait de ses Crayolas. Daniel enseigna à Yassine l’importance de déguster le gingembre vinaigré entre deux sushis pour annuler le gout du précédent. Un délice culturel qu’il étala sous l’œil amusé de sa professeure.

Le soleil se glissa sous la couverture boisée de l’horizon et Elliot alluma fièrement les deux lampadaires sur pied du séjour à l’aide d’une télécommande. Un deuxième puis un troisième bouchon décollèrent de leurs goulots. Yassine, prudent, s’arrêta au deuxième verre. Daniel s’en donna à cœur joie. L’infusion d’alcool le libérait. Une douce pommade sur son cœur meurtrie.

— Mais si, je suis sûr que t’arriverais à finir un livre. Il faut juste que t’en trouves un qui te plaise, dit Yassine. Et un récent !

— C’est ce que je me tue à lui dire depuis des années, enchérit Sarah.

— Quel est le dernier bouquin que t’as lu ? Germinal ? Thérèse Raquin ? Pire… du Molière ?

— Aucune idée, un Player One de 97 ?

Yassine éclata de rire, son crâne chauve entre ses deux mains.

— Allez, reprit-il, il y a bien un livre qui t’a plu, rien qu’un tout petit peu, même à l’école ?

Daniel fixa le lustre pour réfléchir.

— Mon bel oranger.

Yassine siffla et se tourna vers Sarah qui l’observait avec de grands yeux, d’une part pour sa surprise que Daniel le cite et ensuite parce qu’elle réalisa qu’ils connaissaient le livre tous les trois.

— C’est celui de José truc Vasconmachin ? se risqua Yassine.

— Vasconcelos, confirma Sarah, un œil discret sur l’aura bleue de son téléphone.

Elliot en arrière-plan arrêta une voiture sur le tissu du canapé et mit ses genoux sur l’assise pour mieux observer les trois adultes.

— Et alors, t’en as retenu quoi de l’histoire ? demanda Yassine.

— Aucune idée, pouffa Daniel avant de saisir son menton pour l’aider à fouiller dans les vieux cartons de sa mémoire. J’ai le vague souvenir d’un gamin avec qui la vie n’était pas tendre.

Les deux globes de Daniel se mirent à briller. Il attrapa le verre vide devant lui et joua avec la lie de bière qui stagnait au fond.

— Il parlait à un arbre, j’imagine que c’était l’oranger du titre. La beauté de la nature, l’écho de la vie ou je ne sais quoi. Il y avait un truc dans cette pousse qui lui donnait le courage d’avancer, d’affronter les épreuves.

La voix de Daniel trembla.

— Une goutte d’espoir. C’est ce que l’oranger donnait au gamin. Une tache de bonheur sur son existence morose. Je pense qu’il avait compris que peu importe les embûches, peu importe l’adversité, la souffrance n’était pas éternelle. Le bien finissait toujours par prendre le pas sur le mal tant qu’il ne baisserait pas les bras. Enfin, je crois que c’était l’idée du bouquin.

Une larme s’écoula sur la joue de Daniel et Sarah agrippa sa main. Deux rides qui débordaient de compassion fendaient l’intérieur de ses sourcils.

— Bordel. Dan ! s’exclama Yassine. C’est toi qu’on devrait envoyer dans les lycées pour donner envie aux gosses de lire.

Daniel effaça la larme de sa joue du revers de la main.

— Ne dis pas de bêtise. Désolé, c’est le contrecoup des dernières semaines.

Elliot qui s’était rapproché en catimini tira timidement sur la manche de Yassine.

— C’est pas grave si papa pleure, chuchota-t-il. C’est parce qu’Idgie a disparu.

— Elliot ! fustigea Sarah.

Le petit garçon remonta son menton, conscient d’avoir fait une bêtise sans pour autant comprendre pourquoi

— C’est rien, dit Daniel, les joues brillantes.

— De toute façon, il est presque vingt et une heures Elliot, dis au revoir à tout le monde.

Ses petits yeux qui se cachaient sous des sourcils arrondis supplièrent son père de lui accorder un peu de répit. La main de Sarah pria Elliot d’accélérer le mouvement.

Les murs furent les seuls à écouter la plaidoirie d’Elliot. Le silence revint quand il disparut avec Sarah dans l’escalier.

Yassine se pencha en avant, jeta un coup d’œil vers l’ouverture du séjour, puis chuchota à voix basse.

— C’est qui Idgie ?

— C’est… c’était le surnom de ma mère pour le petit.

— Ha…

Yassine balaya la pièce du regard, perplexe. Un premier mot s’arrêta derrière ses dents. Il hésita, se redressa sur sa chaise, puis après un ultime coup d’œil vers le hall d’entrée, il se pencha de nouveau.

— Ta… ta mère a disparu ?

— Non, non, pas du tout. Elle n’a pas disparu. Je te rassure, elle est bien décédée.

Daniel eut un frisson de dégoût après ses derniers mots.

— Enfin, c’est pas ce que je voulais dire, reprit Daniel. C’est juste le petit qui ne fait pas la différence entre un mort et un disparu. J’ai essayé de lui expliquer, mais… c’est difficile.

— Je comprends, désolé pour la question Dan. Comme tu m’avais dit qu’il y avait eu un enterrement je…

— C’est rien, c’est rien.

Daniel attrapa son verre et avala la lie de bière qui l’occupait depuis un bon quart d’heure. L’alcool l’aida à enfoncer la porte le premier. Il en avait besoin.

— Quel bordel ces disparitions. Trois ans que ça dure maintenant. Qui aurait cru une chose pareille ?

— Personne. C’est à rendre fou.

Un nouveau silence.

— T’as déjà eu un cas de disparition dans ton entourage ? demanda Yassine.

— Non, Dieu merci. Pour l’instant à part Marc au boulot, rien. Sans la télé, je ne serais même pas au courant. Et toi, à part Marc ?

— Ma sœur au Sénégal m’a dit qu’un de nos cousins a disparu le mois dernier, mais personne n’y croit vraiment. Il était endetté comme pas possible et c’est devenu un jeu national là-bas. Ils laissent leurs habits aux pieds des toilettes et ils s’éclipsent par la fenêtre pour faire croire à une disparition. Ils ont dû corriger les chiffres des six premiers mois de l’année. Plus de deux cents cas de fausse disparition.

— J’ai vu un reportage sur la six la semaine dernière, au Mexique. Tu peux payer des gars pour qu’ils organisent ta disparition. Quelques milliers de dollars et ils délivrent une certification de disparition tout ce qu’il y a de plus légale à la famille. Ils te filent de nouveaux papiers, s’occupent de ta relocalisation, et c’est parti. Tu démarres une nouvelle vie.

L’index de Daniel jouait avec le résidu de mousse qui s’asséchait sur le bord du verre.

— Tu penses qu’ils vont où ?

Yassine baissa les yeux, ses doigts triturant l’un des plis de la nappe.

— La question à un million. J’ai envie de croire qu’ils vont aux mêmes endroits que nos morts. Dans un monde plus calme, en paix.

— Ils ne reviendront jamais ?

— Va savoir… personne ne s’attendait à ce que l’on puisse disparaitre, non ?

Daniel gratta le logo sur son verre avec son index. Il restait une porte à enfoncer, mais il n’en avait pas la force. L’alcool avait ses limites.

La crainte qui l’habitait depuis le décès de Marlène, tout le monde la connaissait. Lui, Sarah et même Yassine. Le deuil faisait grimper les noms des proches en haut de la liste pour le prochain tirage. Toutes les réponses se valaient quant au pourquoi, mais tout le monde le savait, il était plus fréquent de disparaitre après la mort d’un proche.

Assise sur la dernière marche de l’escalier, Sarah écoutait les deux hommes, une goutte salée sur sa joue. Elle épongea ses cils à l’aide d’un mouchoir blanc. Un détour par la salle de bain s’imposerait avant de redescendre. Cette boule dans son ventre ne la quittait jamais. L’angoisse d’être seul avec Elliot. Pour toujours.


Janvier


Le pied de Daniel glissa sur la bande blanche et le força à s’agripper à son rétroviseur. Le sang eut à peine le temps de monter à ses joues qu’une série d’applaudissements le félicita pour son numéro.

Daniel s’arrêta au milieu de sa crise cardiaque pour remercier avec une révérence ses collègues qui attendaient devant l’entrée. Il s’approcha du local avec la démarche d’un pingouin tout en maudissant le froid sibérien qui dévastait la région depuis la semaine du Nouvel An. Le verglas avait fini par avoir raison de sa légendaire avance matinale.

Les briques rouges qui ceinturaient l’usine tranchaient avec le panorama de coton que le ciel déroulait. Émilie, emmitouflée dans un blouson bleu, ressemblait à une grande schtroumpfette. Elle taquina Daniel pour son arrivée triomphale. Michel attendait patiemment son tour, son ventre joyeux dans un pull si fin que Daniel ne put s’empêcher de trembler pour lui.

L’adrénaline de sa presque chute couplée à la chaleur du local lui coupa la respiration. Il dénoua le cachemire qui lui cerclait le cou pour survivre au sauna. Les employés se précipitaient à travers le portique de sécurité pour être à l’heure et Daniel fit de même. Il s’arrêta un court instant pour évoquer à Yassine ses courbatures suite à l’heure passée à la salle de sport le soir précédent. Cette habitude les accompagnait depuis un mois et Daniel regrettait déjà sa résolution.

Le vestiaire lui parut plus étroit que d’habitude. Rares étaient les matinées où Daniel trouvait des collègues de chaque côté de ses coudes.

« 07:54 », suivi d’un petit bonhomme qui tenait la main de sa compagne.

Premier message de la journée. Il laissa le vestiaire se vider et glissa ses doigts sur le casier de Marc à l’abri de tous les regards. Les autocollants masquaient à présent toute la surface bleue.

Sans surprise, la double cafetière coulait seulement ses premières gouttes noires. L’ensemble des employées se disputait la seule bouilloire de la salle de pause et le café soluble premier prix dont le pot se vidait comme un paquet de bonbon dans une cour de récréation. Daniel abdiqua et s’installa sur la table centrale les mains vides.

La cacophonie des discussions et l’absence de caféine jetaient Daniel dans l’arène sans ses armes. Ses habitudes avaient la vie dure et son corps le gronda pour son écart.

Daniel forma un poing avec ses doigts à plusieurs reprises pour faire passer la tension. Il eut le sentiment que ses veines gonflaient tant le mouvement fut pénible. Ses yeux fleuretèrent à travers la vitre encrassée puis au-dessus de l’épaule de ses voisins à la recherche d’une excuse pour s’occuper l’esprit. Il arrêta son attention sur une rangée de sapin derrière un lac gelé. Michel, assis à sa droite, scrutait les détails d’un tableau sur son téléphone à l’aide de ses doigts épais.

— Tu t’intéresses à la peinture ? dit Daniel.

La pression dans sa cage thoracique lui donna le sentiment que sa voix tremblait.

— M’intéresser c’est un grand mot. Je m’y essaye à mon rythme depuis deux trois mois, pour le plaisir.

— Ha ouais ? T’as déjà peint quelques trucs ?

Les joues de Michel se gonflèrent de fierté. Il tendit son téléphone à Daniel sans quitter le lac gelé des yeux.

— C’est de toi ça ? s’étonna Daniel. Bordel, mais c’est top.

Ses doigts rigides l’empêchèrent de jouer avec l’image à sa convenance.

— C’est canon. Comment t’as appris à faire ça en si peu de temps ?

— J’ai suivi les vidéos d’un peintre anglais, Bob Ross. Je fais qu’appliquer ce qui m’dit, et à copier ce qui fait, c’est pas mal, non ?

Émilie, assise en face des deux hommes, se pencha sur la table pour lorgner sur l’écran.

— Ah bah merde alors, s’écria-t-elle. Tu caches bien ton jeu. C’est qui le peintre, t’as dit ?

Le cerveau de Daniel avait déjà effacé l’information.

— Bob Ross.

Michel dut porter sa voix pour couvrir le vacarme des employés qui étaient entassés dans la salle de pause

— Il est passé huit heures, dit Daniel. C’est pas dans ses habitudes d’être en retard. Quelqu’un a vu Mathieu aujourd’hui ?

Les bretelles de la salopette d’Émilie bondirent timidement quand elle haussa les épaules. Michel secoua son gros nez rouge faute de meilleure réponse.

La jambe de Daniel martela le sol. Il leva la tête pour sonder les deux vitres encrassées, mais il ne vit que la porte fermée qui menait aux vestiaires et celle voisine des toilettes. Une bouffée de chaleur le força à étirer le col de son pull. L’attente l’écrasait. Il n’avait qu’une hâte, c’était de retrouver son fer à souder.

Les conversations s’entrechoquaient autour de lui sans se soucier du retard de Mathieu. Pour la plupart, ces quelques minutes de sommeil supplémentaire offertes aux machines étaient une aubaine.

Daniel hésita à quitter le banc. Le bureau de Mathieu siégeait au-dessus de la salle de pause, il n’avait qu’à s’excuser et à prendre l’escalier métallique qui longeait le mur extérieur pour enterrer ses angoisses. Encore un conseil idiot de son psychologue pensa-t-il. Étouffer ses peurs aussi vites que possible plutôt que de laisser la vague s’écraser, de belles paroles qui fonctionnaient sur le papier, mais qui vous faisaient passer pour un demeuré dans la réalité.

La double porte de la salle s’ouvrit et Daniel leva les yeux pour remercier une divinité dont il niait l’existence. Mathieu entra dans la pièce, perdu dans un pull trop large aux couleurs d’une université fictive américaine. Le mélange inaudible des conversations se délia quand il posa son ordinateur sur la table haute la plus proche.

Les collègues de Daniel se sondèrent les uns et les autres. Personne n’osa dire tout haut ce qu’il chuchotait à leur voisin. Seul le crachin de la cafetière s’affirma au milieu de l’auditoire.

Deux cernes bleus étouffaient les yeux de Mathieu dans leurs orbites. Leurs poignes serraient le contour de ses yeux avec tant de force qu’ils en creusaient ses joues. Mathieu posa sa main sur le plastique de son ordinateur qui, malgré une vie misérable, parut en meilleur état que son propriétaire.

La corde se dénouait et le couperet s’apprêtait à décapiter l’humeur de la journée. Daniel hésita, puis l’attrapa à la dernière seconde.

— Et bien, gros week-end Mat, t’as trop donné dans la chambre à coucher ?

La corde glissa de ses mains. Daniel regrettait déjà son intervention.

— Petite nuit en effet, dit Mathieu. Les gars, j’ai une nouvelle à vous annoncer.

La langue de Mathieu parcourut ses gencives, comme à la recherche de quelques mots qu’il n’arrivait pas à formuler.

— Donnez-moi un moment les gars.

La double porte gifla le silence avec ses battants et la vingtaine de billes abandonnées à leurs sorts suivirent les épaules voûtées de leur chef quand elles apparurent derrière les vitres encrassées. Les premiers chuchotements surgirent dès qu’il disparut dans les toilettes.

— Et ben, siffla Émilie, déjà qu’il n’avait pas l’air en forme la semaine dernière.

— Je me demande ce qu’il a à annoncer, dit Michel. Ça n’a pas l’air joyeux.

Daniel doubla d’effort pour ne pas laisser sa langue vomir ses suppositions. Vincent, dont le sobriquet de petit nouveau lui collait encore à la peau, se glissa à côté d’Émilie.

— Je vous le dis. Ça va fermer, dit-il avec une voix taquine.

— Ne dis pas de bêtise, reprit Émilie, le carnet de commandes déborde.

— Si ce n’est pas ça, c’est que l’un de nous va se retrouver « issa » dans l’autre bâtiment. Je vous le répète depuis que je suis arrivé, vous travaillez trop vite.

— J’espère pas, souffla Michel. Je tiens à la petite prime qu’on a ici.

Le jeu des devinettes se propulsa de bouche en bouche comme une bille de flipper coincé entre deux bumpers. La bille roula devant Daniel, mais il l’ignora.

Son pouce activait sans cesse le bouton de son téléphone, faisant apparaître et disparaitre l’instantané d’Elliot sur son vélo. Une minute s’écoula, puis deux, puis cinq. Sa jambe refusait de ralentir.

Daniel voyait la vague du tsunami s’approcher, prête à tout ravager sur son passage. Il frotta ses mains sur son pantalon, c’était comme si toute la salive qui lui manquait finissait sur ses paumes.

L’attente était insupportable.

— Je vais aller voir si tout va bien.

Daniel quitta le banc sans attendre de réactions. Qu’une oreille l’ait écouté ou non l’importait peu. Avec deux œillères sur le visage, il se dirigea vers la double porte. Elles lui parurent plus lourdes qu’à son habitude, lestées par l’angoisse qui traversait ses muscles et sa chair.

La fraîcheur de l’unité de production précipita un frisson le long de son échine. Après trois pas sur la droite pour contourner la salle de pause, il vit la porte bleue des toilettes.

Le petit bonhomme sans visage accroché au centre l’observait de biais. Il l’invitait à rebrousser chemin. C’était impossible. La boule acide rongeait déjà les premiers centimètres de ses intestins.

Le poids de ses collègues qui l’observaient à travers les vitres encrassées alourdit ses jambes. Pendant un instant, il crut ne plus savoir comment marcher. Il focalisa son attention sur la peinture bleue écaillée puis avança, un pas à la fois.

C’était idiot. Mathieu s’apprêtait à sortir à tout moment et Daniel passerait pour un imbécile. Les disparitions, ça n’arrivait qu’aux autres.

Sa main moite ignora le toucher glacial de la poignée. La porte lutta contre le profanateur de ses secrets. Daniel entendit le prénom de son collègue sans savoir si c’était le son de sa propre voix. L’odeur robuste de détergents lui rappela de respirer. La porte claqua dans son dos.

Ils étaient là, en friche, étendus sur les dalles brunes perlées d’eau. Une ceinture, un pantalon et l’emblème d’une université fictive sur un pull à rayures. Une alliance dorée trônait sur le monticule. Daniel accepta la réalité sans lutter. L’évidence l’obligea à abdiquer. Le propriétaire manquait à l’appel.

Un grain supplémentaire venait de glisser dans les profondeurs du sablier des disparus. Un chiffre de plus pour les statistiques.

Aujourd’hui, Mathieu n’existait plus.


La flamme


Sarah regrettait son choix. La semelle lisse de ses derbies s’obstinait à flotter sur la fine couche de neige. Elle jalousa Elliot qui n’avait que faire des apparences à son âge. Ses bottines trop larges l’importaient peu. Tout ce qui comptait c’était de sautiller sur le bitume et de marquer la poudre avec ses crampons.

Les petites Adidas noires qui avaient précédé les bottines n’avaient tenu que trois mois avant de compresser les pieds d’Elliot. Une leçon pour leur porte-monnaie.

Sarah se souvenait précisément de l’après-midi passé avec Daniel dans la galerie marchande. La canicule les poussa à se réfugier dans le confort de la climatisation souterraine. Daniel avait craqué au premier coup d’œil, il voulait le meilleur pour la première rentrée en primaire d’Elliot. Ce mois de juillet paraissait si loin, celui d’une époque où le deuil et les disparitions n’avaient pas encore marqué l’esprit de son mari.

Les derbies de Sarah retrouvèrent leurs stabilités sur les pierres rousses qui menaient à l’entrée du cabinet. L’engouement d’Elliot s’essouffla. Les grains de sel le long de l’allée étaient moins amusants que la neige, si fine soit-elle.

La main de Sarah, à l’abri dans un gant noir, pressa le bouton à droite de la porte. La poignée rectangulaire résista à ses tentatives. Elle s’acharna sur la sonnerie silencieuse jusqu’à ce que la lourde porte l’emporte à l’intérieur.

Elliot suivit Sarah les bras ballants dans un couloir recouvert de lattes en bois sombre. Une moquette verte s’éclaircissait au fil de ses pas et avalait à son grand regret le bruit sourd de ses grosses semelles.

La porte blanche de la salle d’attente couina. Une vieille dame leva ses lunettes épaisses d’un magazine et leur sourit. Elliot glissa derrière les jambes de sa mère pour éviter son regard. Sarah esquissa un sourire gêné avant de pousser son fils vers le coffre à jouets au fond de la pièce.

Les murs crépis n’avaient pas vu de rouleau de peinture depuis des décennies et ils n’avaient pas eu besoin de nicotine pour perdre de leur éclat. Avec un carnet de rendez-vous qui débordaient en tout temps, Sarah ne comprenait pas pourquoi le docteur Marino refusait de gratter la surface de l’un de ses lingots pour rénover la salle. Les chaises de premier prix de son jardin étaient plus confortables que l’illusion qui chouinait sous ses fesses.

Elliot perturba les fantômes de la salle en remuant les pensionnaires du coffre à jouets à l’aide d’un boulier en bois dont les billes étaient délavées.

La vieille dame leva ses lourdes lunettes et observa Elliot. Le foulard couvert de marguerites multicolores qui recouvrait ses cheveux aurait fait une belle tapisserie. Les cliquetis des bracelets à son poignet résonnèrent quand elle secoua son magazine.

— Ça fait du bien de lire ces vieilles revues. Je ne suis pas une grande nostalgique, vous savez. À mon âge, j’aime me dire que le bon temps est devant mes souliers, mais je dois dire, ces vieilles revues me font un petit pincement au cœur.

La voix de la vieille dame était douce et perchée sur son octave. Les bracelets glissèrent le long de son poignet quand elle ferma le magazine sur son index.

— C’est étrange de se replonger dans le monde d’avant. Mon petit René a vraiment eu de la chance. Jamais il ne se serait fait à l’idée qu’on puisse s’envoler comme ça, pouf, du jour au lendemain. Il a eu de la chance.

Sarah hocha la tête, sans conviction.

— À l’époque, on parlait de ce dont il y avait à parler, ni plus ni moins. Regardez ça — elle leva la revue vers Sarah une courte seconde avant de la poser à nouveau sur sa longue jupe — un article sur les Oscars. Ça ne parle que des films et des acteurs, rien d’autre. Aujourd’hui, ils glissent toujours une petite pièce à propos d’une disparition ici ou là avant d’en venir au fait.

Elliot tapota sur la cuisse de sa mère pour qu’elle le débarrasse du bonnet qu’il tenait dans les mains. Aussitôt libéré, il retourna se perdre dans la caisse de jouets usés.

— Vous avez entendu chez les Américains ? Ils ont interdit aux bookmakers de parier sur les prochaines célébrités à disparaitre.

La vieille dame eut un petit rire sifflant.

— Moi j’vous le dis, il y a probablement un ou deux de ces perchés à Hollywood qui a dû faire semblant de s’envoler pour se la couler douce sur une île.

Elle battit l’air avec sa main et ses bracelets s’écrasèrent sur sa montre.

— Ce vieux De Niro ? Je n’y crois pas une seconde. En pleine polémique avec une petite poupée et pouf ?

La tête de la vieille dame se secoua dans son foulard puis elle humecta son doigt et tourna une page. Elliot au fond de la salle imitait le moteur d’un camion dont l’une des roues était absente.

Sarah hésita à participer à la conversation, plus par politesse que par envie, mais qu’avait-elle à dire des disparitions ? Aucune ne l’avait touchée directement et pourtant son bonheur s’effritait jour après jour à cause d’elles.

La vieille dame referma le magazine sur son index.

— Dimanche dernier, j’ai fait le compte sur ma calculatrice après le ménage. Un demi-millénaire. Si les femmes ne font pas plus d’enfants, dans cinq cents ans il n’y aura plus personne. Pouf. Envolé. C’est effrayant, non ?

Oui, ça l’était. Sarah eut un regard peiné pour Elliot avant de réaliser que ce monde n’était effrayant que pour sa génération. Pour Elliot, seul le passé de ses parents lui paraîtra étrange.

— Pardonnez ma curiosité, dit la vieille dame, vous avez eu un disparu de votre côté ?

Sarah se réjouissait de s’être portée volontaire à la place de Daniel pour la visite mensuelle d’Elliot. Jamais il ne se serait remis de cette conversation.

— Pas directement, mais le patron de mon mari a disparu il y a trois semaines. Et un de ses collègues l’année dernière.

— Oh.

La main tavelée de la vieille dame lissa des plis invisibles sur sa jupe.

— Ce sont des choses qui arrivent maintenant, dit Sarah. Ça fait partie de nos vies.

La vieille dame porta ses doigts trop fins à son menton.

— Et tous ces enfants devenus orphelins… qu’est-ce qu’ils vont devenir ?

Deux voix résonnèrent dans le couloir voisin suivi de la fermeture d’une porte. Le docteur Marino apparut dans la salle d’attente avec un sourire plus blanc que sa blouse. La vieille dame salua Sarah avant de disparaitre avec lui dans le couloir.

Sarah loua le seigneur d’avoir épargné à Daniel cette rencontre fortuite. Une minute avec cette dame l’aurait forcé à quitter le cabinet comme un prisonnier trainé à sa potence.

La disparition de Mathieu infligea un coup violent sur le moral de Daniel bien qu’il ne changeât rien à ses habitudes que ce soit du choix des vêtements d’Elliot le soir à la Chouffe qu’il décapsulait le vendredi. Il jurait à Sarah que tout allait bien, mais elle n’était pas dupe, c’était une illusion. Un mur de sable s’installait entre eux.

Les gestes de Daniel n’étaient plus que de pâles copies empruntées à sa mémoire musculaire. Un vieux jouet mécanique qui profitait des derniers tours de la clé dans son dos.

Leurs huit années de mariage avaient apporté son lot de nuits de doute et d’introspection et Sarah s’était demandé à plusieurs reprises ce que Daniel avait de plus que les autres.

Sa patience figurait en haut du tableau ainsi que sa franchise. Il ne la laissait jamais s’en tirer avec des excuses faites de pailles et de bouts de ficelles. L’adage disait que derrière chaque grand homme se cachait une femme, l’inverse aussi était vrai.

Nombre de leurs disputes s’étaient clôturées sur des fous rires. Sarah s’améliorait au fil des ans, mais elle n’avait plus assez de doigts pour compter les situations épineuses dont il s’était habilement sorti avec ses pitreries.

Les épaules solides et les fesses rebondies de Daniel, qui lui valurent toutes les taquineries de sa meilleure amie, étaient des atouts appréciables, mais ce qu’elle affectionnait par-dessus tout était son petit ventre moelleux. Un nuage sucré qui l’accueillait en tout temps, les bons jours comme les mauvais.

Pourtant, rien de tout cela n’était l’ultime joyau, l’évidence ou l’aimant qui la rattachait à Daniel. La réponse ne s’était jamais formalisée avec des lettres, des sons ou des images. C’était une pulsion qui lui caressait le cœur du bout des doigts dès qu’elle le voyait. Une explosion dans ses tripes quand il l’embrassait.

Une flamme dans les yeux de Daniel qu’elle avait prise pour acquise. Une lampe qu’il gardait avec lui en tout temps pour cacher les malheurs du monde dans la pénombre.

La disparition de Mathieu avait étouffé la flamme et pour la première fois, Sarah était seule dans l’obscurité.


Mars


Daniel se rongeait les ongles devant l’écran. Le couperet était tombé. Il se résumait à un paragraphe froid et sans vie de trois lignes. La fermeture de l’unité était fixée pour le mois d’avril. Daniel devait l’annoncer à l’équipe avant le vendredi suivant.

La nouvelle n’était pas une surprise. Les dirigeants lui présentèrent le projet dès sa prise de poste. La disparition de Mathieu n’avait fait que repousser l’échéance.

La cinquième semaine sans Mathieu venait de se clôturer. Trente-cinq jours étranges. Les vêtements sans vie sur les dalles brunes hantaient ses nuits, des bouts de tissus qui se moquaient de lui et riaient dans son dos. Préparer les habits d’Elliot le soir était un calvaire à présent. Voir ces pantalons à peine plus longs que son bras et ces petites chaussures sans son fils à l’intérieur le terrifiait. Une suture au fil grossier que Mathieu lui avait laissée sur la peau.

Daniel occupait son nouveau poste depuis quatre semaines. Une opportunité morbide qu’il avait saisie sans hésiter. Il dissimulait son choix égoïste sous l’égide de la confiance que lui accordaient ses collègues. Son monde s’écroulait et il se protégeait.

L’unité pouvait fermer, cela n’avait plus d’importance à ses yeux. Seuls les employés du rez-de-chaussée risquaient de se retrouver à la porte, lui était maintenant à l’abri. L’usine ne manquait pas d’équipes à superviser.

Ce discours froid et sans vie avait tenu jusqu’à la lecture de ce paragraphe de trois lignes. Les chaussures de Mathieu n’avaient rien de confortable.

L’escalier métallique à l’extérieur du bureau vibra. Daniel frotta ses doigts sur son pantalon et se redressa sur son siège. Il prit soin de s’éclaircir la gorge et pria que ce ne soit pas l’un de ses ouvriers du rez-de-chaussée. Plutôt disparaitre que de devoir affronter l’un de leurs regards.

Daniel expira un souffle de soulagement quand il vit la silhouette de Yassine apparaître derrière les stores. La vitre trembla comme une feuille sous les phalanges prudentes de l’agent de sécurité. Daniel l’invita à rentrer d’un geste de la main et le vacarme des machines s’engouffra avec lui dans le bureau.

— Messire, mes hommages, dit Yassine en prenant soin de ne pas claquer la porte. J’ai vu un peu de lumière dans votre château, je me suis dit qu’une petite visite du peuple vous ferait le plus grand bien. Je ne vous dérange pas en plein « boulot » ?

Yassine dessina des parenthèses dans l’air pour marquer son dernier mot.

— Non, je t’en prie, installe-toi.

Yassine prit place sur la chaise à roulette et fit un tour complet avant de saisir le bureau pour s’arrêter. Ses sourcils supplièrent Daniel de lui épargner tout commentaire sur ce réflexe enfantin.

— Je m’ennuyais au poste de sécurité. J’ai un petit quart d’heure à tuer avant la prochaine ronde et comme on n’a pas trop eu le temps de discuter dernièrement. Je me suis dit que c’était l’occasion de faire un petit coucou.

Daniel cliqua sur la croix à droite de son courrier électronique par peur que Yassine puisse en lire le contenu bien qu’il soit dos à l’écran.

— Alors, reprit Yassine, tu t’y fais ?

— C’est encore bizarre d’être de l’autre côté du bureau, mais ouais, on s’y fait.

Yassine siffla d’étonnement avant de se lever et de se rapprocher d’une table qui longeait l’un des murs nus de toute décoration.

— Même pas un mois et on s’offre une Nespresso, on ne se refuse rien.

— Les pontes m’ont filé ça. Une sorte de cadeau de félicitations… ou d’excuse, je ne sais pas.

— D’excuse ?

Yassine plongea ses doigts dans un bol rempli de capsules de café.

— Ils sont tous aussi embarrassés que moi des conditions de cette promotion. C’est bizarre pour tout le monde.

— Tu vas faire des jaloux au rez-de-chaussée avec ça.

— J’en ai acheté une le lendemain pour la salle de pause. Je connais les loulous.

— De ta poche ? hurla presque Yassine, fais gaffe que ça ne devienne pas une mauvaise habitude. Je peux ?

Daniel hocha la tête et Yassine inséra une capsule dorée dans la machine. La vitre sur la porte vibra au rythme de la cafetière.

— Alors, toujours pas motivé pour revenir à la salle de sport ?

Daniel chercha une nouvelle tournure dans son sac d’excuses. Yassine coupa court à la torture, Daniel n’était pas le premier de ses partenaires de musculation à abandonner ses bonnes résolutions avant le printemps.

— Je te taquine Dan, je t’en sers un ?

Daniel refusa d’un mouvement de tête et Yassine reprit place sur le siège à roulette. La tasse à expresso avait un air de dinette entre ses mains.

— Oh, costaud ce café, dit Yassine après une première gorgée. Bon, t’as eu des nouvelles pour le contrat de l’unité ?

— Pas encore.

Le visage de Yassine ne révéla rien quant à l’efficacité de son mensonge. Subitement, Daniel n’avait qu’une envie : le voir quitter son bureau.

— Et le moral des troupes ?

— Tout va bien. Ils n’ont pas de raison de s’inquiéter. Le monde continue de tourner.

— Ok, ok…

Yassine but une nouvelle gorgée. À la grimace qu’il tira, la capsule de café semblait accompagnée de deux ou trois centilitres de whisky.

— Et toi, Dan, le moral ?

La jambe de Daniel s’agita sous le bureau. Les yeux noirs et perçants de Yassine lui donnaient l’impression d’être un livre sans couverture.

— Ça va mieux. J’essaye de voir la vie du bon côté. À la télé ils ont dit que le taux de suicide était en chute libre depuis les disparitions. La vie doit avoir un goût plus sucré aujourd’hui.

— Ou alors cette saloperie emporte tous nos dépressifs… va savoir.

Daniel frotta ses mains sur son pantalon. Seul, il voulait être seul.

— Qu’est-ce qui les emporte à ton avis ? reprit Yassine. Le deuil ? La tristesse ? La peur ?

— Je ne sais pas. Personne ne le sait et je ne suis pas sûr de vouloir le savoir.

Yassine profita du résidu de chaleur de la céramique entre ses mains.

— Toi aussi, c’est ton gamin qui te fait tenir le coup ? dit Yassine.

Daniel déglutit.

— Oui. Bien sûr.

Yassine fixa sa montre puis sourit à Daniel.

— Je suis désolé Dan. Ça va être l’heure de ma ronde.

Yassine posa sa tasse sur la table devant le mur nu puis se dirigea vers la porte. Daniel refusa de laisser ce nuage noir entre eux.

— Hé, Yassine.

L’agent de sécurité se retourna. Daniel agrippa le coin de son bureau et se propulsa pour faire un tour complet sur sa chaise avant de se rattraper avec maladresse.

— On le fait tous.

Les deux hommes libérèrent l’enfant qui se cachait au fond d’eux le temps d’un sourire. Les machines s’engouffrèrent un court instant dans la pièce et Daniel fut à nouveau seul.

La solitude n’aida pas sa jambe à retrouver son calme. Il était terrifié. Terrifié à l’idée d’affronter ses collègues, ses amis et sa famille. Son esprit produisit une liste de tâches factices pour l’isoler toute l’après-midi dans son bureau. Une avalanche d’excuses pour ne pas croiser le fer avec ceux qui étaient maintenant ses subordonnés. Une seconde dans les griffes d’Émilie suffirait à briser sa muraille de paille.

Ce nouveau poste ne changeait rien. Son monde continuait de s’écrouler.

Il ne lui restait plus qu’une semaine avant l’annonce. Ses collègues le haïraient les uns après les autres pour son choix égoïste. Leur reconnaissance et leur amitié voleraient en éclat, et si la fermeture de l’unité ne ternissait pas leur relation, une flaque de vêtement sur le sol s’en chargerait à sa place.

Daniel voulait disparaitre. Le poids de cette vie alourdissait ses épaules. Les disparitions l’étouffaient, lui, son âme et ses sentiments. Il n’osait même plus regarder Sarah et Elliot dans le blanc des yeux par peur de ne pas les retrouver le matin suivant. Son amour n’était plus qu’un réflexe mécanique de son cœur refroidi.

Tout ce dont il avait besoin c’était d’un point d’ancrage, mais il était perdu au milieu de l’océan. Son amarre s’était détachée il y a trois ans avec le premier homme qui se volatilisa. Trois ans à écoper l’eau avec ses mains. Trois ans à survivre. Trois ans pour accepter qu’en un claquement de doigts, une vie pouvait disparaitre, mais n’était-ce pas le lot de l’humanité depuis la nuit des temps ?

Trouver une ancre ou disparaitre, c’est tout ce dont il avait besoin.


L’ancre


Le chiot fixait l’homme avec ses deux billes noires. Son monde venait d’être secoué pour la troisième fois.

Une vitre sans vie remplaça la chaleur de sa mère le jour où il comprit que les trois syllabes qu’on s’entêtait à lui souffler dans son oreille étaient son nom. Lui et ses frères s’habituèrent à la boite transparente recouverte de copeaux de bois jusqu’à ce qu’ils disparaissent un à un aux mains d’étranges personnages à deux pattes.

Le postérieur posé sur la dalle humide de la terrasse d’un jardin, le chiot fixait les yeux multicolores du dernier visiteur à avoir tapoté son doigt contre le verre épais. Ni lui ni la créature à deux pattes ne surent quoi attendre de l’autre.

La bâche qui recouvrait le fauteuil en rotin grinça quand le géant posa ses coudes sur ses genoux pour mieux l’observer. Sous son pelage, son petit cœur à peine formé bondissait dans sa poitrine. Son instinct l’invitait à marteler la dalle de la terrasse avec sa queue au rythme de ses pulsations. L’homme leva la main et le chiot glissa ses oreilles dans son dos.

Un écho lointain soufflé par la mémoire génétique de ses ancêtres lui dit que son avenir se jouait avec cette paume imberbe qui s’approchait. Deux sentiers l’attendaient. L’un vers une vie qui lui donnait envie de courir et de se blottir contre cet inconnu. L’autre, boueux et recouvert de ronces, l’incitait à se cacher sous la table dans le coin de la terrasse.

Le chiot ferma ses yeux et hérissa son pelage doré à l’approche des doigts du géant. Son monde trembla pour la dernière fois. La lourde main glissa avec tendresse de son museau à sa nuque. Une infusion d’amour qui fit frémir tous ses membres. Le petit être à quatre pattes jappa joyeusement. Il avait trouvé sa maison.

Daniel attrapa le chiot avec ses deux mains et fixa le reflet qui pétillait sur ses gros yeux noirs.

— À quoi penses-tu mon p’tit bonhomme ? Allez, viens là, dit-il en posant le chiot sur ses genoux. Avec une gueule pareille, tu ne peux pas être qu’une mauvaise idée.

Les mains de Daniel caressèrent la bedaine du chiot pendant qu’il prit la cuisse de son maître pour une caisse claire.

Sarah ne résisterait pas aux charmes de ce bout de chou, il en était certain, et si elle ne craquait pas devant ses petits coussinets, la joie d’Elliot l’obligerait à céder. C’était un guet-apens. Un engagement sur quinze ans qu’il venait de signer sans son accord, mais il était prêt à prendre le risque.

Daniel se pencha pour attraper la bouteille au col écrasé sur le sol. L’alcool l’enivrait. Une douce brise qui entrouvrit la clôture pour laisser ses angoisses gambader dans la prairie pour quelques heures.

Le museau du chiot s’approcha du goulot. L’odeur de céréale et de sucres fermentés papillonna sur ses paupières et il éternua. Sa petite gueule s’éloigna du curieux liquide même s’il n’avait pas dit son dernier mot. Son propriétaire le posa contre son gré à côté d’une balle jaune et il eut l’envie irrésistible de la dévorer. Le goulot âcre attendrait.

Les gouttes d’eau sur le gazon s’effacèrent pour laisser place au duel entre la balle jaune et le gladiateur à quatre pattes. Une vision qui réchauffa le cœur de Daniel. Rien n’était perdu, il l’espérait.

Les humains disparaissaient depuis trois ans comme ils mourraient depuis la nuit des temps, à la seule différence, que personne ne pouvait les découper en petits morceaux pour en déterminer la raison.

Évoquer le décès de sa mère était plus facile que de parler de la disparition d’un homme qu’il connaissait à peine. Une asphyxie avait son alinéa, ses lettres et son point final. Une disparition n’était qu’un espace perdu sur une feuille blanche.

Des pneus écrasèrent les graviers de l’autre côté de la maison. Daniel se leva et abandonna sa bouteille sur la bâche de la chaise. Une tape sur sa cuisse suffit pour motiver la boule de poil à le suivre à l’intérieur.

Daniel n’avait pas prévu de cérémonie, de ruban ou de grand discours.

La porte du séjour déversa ses rayons de soleil sur le vase et le guéridon de l’entrée. Le chiot hésita un instant avant de courir vers Elliot qui sautilla d’émerveillement devant sa mère. À l’instant où Elliot le glissa sur ces genoux et lui ébouriffa les oreilles, le chiot sut qu’il avait trouvé son meilleur ami.

Sarah ferma la porte sans prononcer un mot. Le jury débattait son verdict à huis clos. Elle accrocha son sac sur le pommeau en bois du porte-manteau pendant que les jurés s’attardaient tour à tour entre le chiot, les traces de pattes qu’il déposait avec joie sur le blouson de son fils et le sourire empli de doute de son mari.

Daniel attendit. Ce chien était bien plus qu’une simple compagnie. C’était une sangle qui garderait sa famille sur le flanc de la montagne. Une corde nouée avec soin qui éviterait que leur bateau ne parte à la dérive. Les hommes et les femmes de ce monde disparaissaient par milliers, et cela tous les jours. Pour une raison tout aussi mystérieuse, les animaux les survivaient.

Ce chien vivrait comme des millions d’autres avant lui. Un début, une vie et une fin. Un point d’ancrage qui, Daniel l’espérait, raviverait la braise ardente qui s’était éteinte dans son cœur.

Sarah s’approcha et s’arrêta devant lui. Ses yeux verts sondèrent ses pupilles sombres. Elle glissa sa main sur sa joue. Les paupières de Daniel se fermèrent et une lueur apparut quand, sur la pointe des pieds, Sarah porta ses lèvres sur les siennes.

L’étincelle alluma la mèche et une flamme jaillit dans le cœur de Daniel. Le foyer s’embrasa, chassant les ombres sans vie qui s’étaient installées depuis la disparition de Mathieu.

Un nuage brillant dansait sous les cils de Daniel. Sarah hocha la tête. Le petit chiot avait trouvé sa maison. Il avait trouvé son ancre.