
À travers leurs yeux
Scheurer Nicolas
v3.1
Date : 2020
Genre : Horreur / Fantastique
Résumé (Cliquez pour afficher)
Rosaria est la seule rescapée du vol NLC415. Un mal étrange la poursuit depuis la catastrophe et ses cauchemars se mêlent peu à peu à la réalité.
Prologue - Un nouveau jour
Les vibrations des pierres du bracelet sur la table de chevet annoncèrent le début de l’aurore. Les premiers filets de lumière se glissaient à travers les œillets de l’épais rideau, aux motifs dignes d’un vieux tapis de grand-mère, pour s’installer sur les murs de la chambre. Rosaria avait les yeux ouverts depuis plusieurs minutes et contemplait passivement le plafond. Une ampoule brisée siégeait au centre depuis plusieurs semaines. Les restes de verre encore accrochés au culot encerclaient le filament comme un rempart. Ce plafond était trop lumineux. L’obscurité lui suffisait.
Les pierres d’hématite claquèrent avec plus de vigueur suivie au loin par le cliquetis des assiettes sales qui s’étaient accumulées dans la cuisine. Elle ferma les yeux et profita des vibrations qui se propagèrent le long du matelas. Le ronronnement lointain devint plus insistant avant de se transformer en fracas assourdissant au passage du train aérien. Chaque cadre s’accrocha avec vigueur à son clou et le plancher se prépara à recevoir les malheureux à la poigne trop fragile. L’immeuble trembla et bien que ses fondations flageolassent, à l’image des jambes du vieil homme perdu dans les allées du train, il resta debout. Un jour de plus. Rosaria aussi était debout. Un jour de plus.
Un frisson lui parcourut le dos lorsque ses pieds entrèrent en contact avec le vieux parquet. La friction furtive de ses ongles sur le sol alors qu’elle forma un poing avec ses orteils lui fit du bien. Elle resta assise au bord de son lit, la tête chancelante, avant d’être rappelée à la réalité par le grincement du rideau de fer du bazar de Clifton au coin de la rue. Il annonçait le réveil de la ville. Elle attrapa son bracelet et se leva. La couette resterait délaissée au milieu du lit jusqu’à son retour.
Le long couloir qui séparait sa chambre de la salle de bain était plongé dans l’obscurité. Seul un rayon solitaire, dans lequel nageaient de fines paillettes de poussière, se faufilait à travers la grande ouverture du séjour. Sur l’un des murs du couloir gisait un tableau en laine démodé aux couleurs fades, qui représentaient avec tristesse un vase et quelques fleurs. En face de lui, il y avait deux petits cadres, nus, sans façade vitrée. Sur le premier se trouvait la photo d’une petite fille, sourire aux lèvres sur les genoux de sa grand-mère. Le deuxième ne présentait au monde que son support en carton, la photo avait fini par s’envoler sur le sol avec les vibrations. Rosaria n’y prêta pas attention et marcha dessus accompagnée par le grincement aléatoire du plancher.
Le froid du carrelage hérissa les poils de ses bras en un instant et elle fit quelques pas sur la pointe des pieds le temps de s’acclimater à la température. L’odeur douce et chimique de lavande qui baignait dans cette petite pièce la rassurait même si elle était consciente que plus rien ne devrait se produire ici. Sa brosse à dents dans les mains elle observa furtivement le rideau de douche qui, arraché de ses gonds, gisait comme une vague gelée dans la baignoire. Sous ce plastique recouvert d’une fine pellicule de poussière, on devinait la forme d’un robinet qui fut jadis chromé. De vulgaires trainées de pinceau trahissaient la dextérité de l’artiste qui l’avait recouvert d’une peinture noire.
Comme chaque matin, elle observa son œuvre avec une certaine fierté, même si la réaction que Jacob eut ce fameux soir restait gravée dans son esprit. Quelle folle se permettait de dégager un homme après l'avoir laissé caresser ses seins la seconde précédente ? Cette soirée-là ne s’était pas terminée comme prévu, ni pour lui ni pour elle. Elle ne l’avait plus revu depuis. Ce fut la folie de trop. Pourtant, le temps de quelques jours, il avait réussi à souffler un vent nouveau sur le nuage noir qui embrumait son esprit depuis l’accident.
L’accident… était-ce le bon mot ? S’arrêter sur un mot était impossible. Au début, elle l’avait désigné par « le crash ». N’importe qui pouvait deviner le traumatisme et la violence qui se cachait derrière. Elle s’estimait heureuse de ne pas avoir de souvenir de l’accident. Parait-il qu’elle avait errée dans les débris jusqu’à l’arrivée des secours, pour autant, la première image qui lui venait en tête quand elle fouillait dans sa mémoire était celui de la tôle blanche de l’ambulance. Certaines nuits, quelques fragments de chairs calcinées surgissaient de-ci de-là, mais le tout restait assez vague, et ça lui allait bien.
Avec le recul, les premières semaines n’avaient pas été si difficiles. Le séjour à l’hôpital fut de courte durée. Les psychologues la dorlotaient et une batterie de spécialiste la caressait dans le sens du poil. Les médias lui proposaient vulgairement de jolies sommes en échange de quelques mots et de quelques larmes, jeu auquel elle s’était prise rapidement. Finalement, les morts, la violence et le choc étaient supportables. Le vrai problème ce fut le retour de Shannon dans sa vie. C’est une fois au pied de la faucheuse qu’on s’intéresse à vous.
C’était difficile de se souvenir. Était-ce arrivé le jour même de l’accident ? Le lendemain ? La semaine suivante ? Elle éprouvait de la tristesse pour tous ces morts, où tout du moins elle essayait de s’en persuader, mais l’arrivée de Shannon avait balayé ces émotions. Cette salope n’avait pas hésité à faire la malheureuse pour qu’on s’apitoie sur son sort à elle, la pauvre mère qui avait failli perdre sa fille. La maman qui avait dû enchainer les petits boulots pour élever ses enfants. La femme qui avait dû se battre seule contre ce monde injuste pour donner la vie. Elle s’était bien abstenue de raconter les longues soirées où son frère devait changer les couches de sa sœur, s’il y en avait, pendant qu’elle comatait dans son fauteuil. Sans oublier les nuits à écouter ses gémissements alors que le lit tapait sur la fine paroi de plâtre de sa chambre quand c’était l’heure de payer sa dose. Plus jeune, elle lui avait volé sa joie de vivre, et voilà que maintenant, elle lui volait une souffrance qui lui revenait de droit. Son frère Russel avait beau lui dire que la vie n’avait pas été tendre avec leur mère, elle s’en moquait. Cette femme resterait Shannon à ses yeux, ni plus ni moins.
Le contact râpeux de la brosse à dents sur sa langue lui provoqua un haut-le-cœur. Sa gencive inférieure partagea un gout métallique familier. Elle pensa une dernière fois à sa mère avant de cracher sa salive mentholée dans le siphon qui engloutit le tout.
Par réflexe, Rosaria leva la tête au-dessus du lavabo où gisaient des fixations qui avaient autrefois soutenu un miroir. Elle frotta maladroitement le contour de ses lèvres du revers de son poignet en ne se souciant qu’à moitié du résultat.
L’appartement — Un nouveau départ
Le tapis sur lequel reposait le canapé trois places du séjour amorti les pas lourds de Rosaria. Ses pieds humides laissèrent une succession de traces rondes qui s’atténuèrent au rythme de ses enjambées vers la cuisine. Elle ouvrit l’armoire du dessus et chercha à tâtons le petit carton rectangulaire des filtres à café. Du bout des doigts, elle devina qu’il n’en restait qu’une dizaine. Elle en saisit un et l’écarta délicatement avant de le positionner à l’aveugle dans sa cafetière. Inconsciemment, elle remonta la manche droite de son peignoir qui retomba aussitôt qu’elle plongea la cuillère dans le pot de café, laissant quelques grains noirs s’accrocher sur le tissu-éponge rose qui avait perdu sa douceur depuis longtemps. La machine toussota péniblement avant de crachoter ses premières gouttes d’eau sur la poudre noire.
L’odeur de caféine lui plaisait, mais son esprit avait besoin de s’aérer. Sa main tâtonna sur les couches de papier journal qui recouvraient vulgairement la fenêtre avant de se décaler de quelques centimètres sur la droite pour saisir la poignée. La lumière du matin s’infiltra par l’entrebâillement de l’ouverture en soufflet. Sa présence agressa la rétine de Rosaria dès la première seconde.
Elle retourna dans le séjour avec d’abord l’idée de récupérer la paire de lunette de soleil qui trainait sur la table de salon. Une fois assise dans son fauteuil, elle hésita. C’était d’air dont elle avait besoin, mais de celui qui vous encrasse les poumons pour vous soulager l’esprit. Une cigarette était déjà au coin de sa bouche avant même qu’elle n’eût à réfléchir à son geste. Elle prit la paire de lunettes sur la table et épousseta la trace de cendre avec son peignoir, et sans prévenir, la balança suffisamment loin pour qu’elle atterrisse dans le temple obscur et poussiéreux à l’arrière de son meuble de télévision. Ce qu’elle venait de voir la fit frémir, même si elle ne put enterrer la curiosité qui surgit avec. Un de ces trucs à moitié accrochés sur le pourtour d’un verre de lunettes, voilà qui serait curieux.
Sans s’en rendre compte, elle s’était laissée aller dans le creux de son canapé qui était à deux doigts de l’avaler. Ce fauteuil rugueux mais douillet était devenu son antre de la lecture, même si pendant des années, il avait été synonyme de temps passé devant des émissions douteuses à l’intérêt discutable. Russel l’avait bassiné toute sa vie pour qu’elle arrête de perdre son temps devant ce qu’il appelait « tant de stupidité » jusqu’à ce que son souhait finisse par s’exaucer. Certes, la raison ne fut pas un éclair de lucidité ou une illumination, non, mais le résultat était là. Une trace rectangulaire blanche gisait sur le mur jauni en mémoire de sa vie passée. Une vie passée qui avait failli lui couter son appartement le jour où elle avait jeté l’écran par la fenêtre de son salon complètement hystérique. Heureusement pour elle, survivre à un accident de cette ampleur suffisait à justifier de tels accès de folie.
Derrière elle, le raffut de la cafetière annonça la fin imminente du cycle. Elle dut s’aider de ses deux bras pour sortir du gouffre moelleux de son canapé. De retour dans la cuisine, elle prit une tasse qui trainait dans l’évier, la rinça rapidement et se servit un café. L’air frais qui partait à la conquête de son appartement et l’arôme qui émanait de la tasse lui firent du bien. À présent, il suffisait de l’apprécier en prenant soin de ne pas croiser son reflet dans la tasse, ça serait dommage de le jeter.
Un genou au sol devant son entrée, elle serra soigneusement le lacet de sa chaussure. Son sac à bandoulière en cuir était posé sur une vieille chaise en bois à l’assise de paille. Il était resté assis là pendant plusieurs jours, attendant sagement le retour de sa propriétaire. Pour deviner son contenu, qu’elle connaissait pourtant par cœur, elle balaya l’intérieur de la main comme si elle s’apprêtait à en tirer un ticket de tombola. Après quelques va-et-vient vigoureux, elle engouffra machinalement son visage à l’intérieur pour en retirer son baume à lèvre. Elle ouvrit le tube et profita de la vague odeur de madeleine qu’il dégageait avant de l’appliquer sur ses lèvres. Sa respiration devenait de plus en plus rapide à mesure que l’échéance approchait. Travailler n’était pas obligatoire après le chèque qu’elle avait reçu mais il était temps pour elle de reprendre le contrôle de son existence.
Les évènements avaient pris possession de sa vie ces derniers mois et elle n’était plus qu’un personnage malheureux, perdu dans un scénario bien trop compliqué à décortiquer. Elle ne comprenait toujours pas comment les scènes avaient réussi à se succéder sans qu’elle sombre dans la folie, mais à présent, elle devinait les deux dénouements possibles que lui réservait le scénariste. La tête écrasée sur le bitume, après une parfaite imitation de son téléviseur, ou bien la tête haute prête à affronter cette nouvelle réalité qui s’imposait à elle. Elle jeta un dernier coup d’œil dans son appartement avec l’espoir qu’une excuse se présente à elle pour repousser l’échéance. Résignée, elle tourna la clé dans la serrure.
Le palier était plongé dans le noir. Aucune lumière naturelle n’atteignait le deuxième étage et seules deux ampoules déployaient leurs énergies pour donner vie à ce couloir, à condition de faire l’effort d’appuyer sur l’interrupteur. Les bras tendus, telle une somnambule, Rosaria chercha du bout des doigts le mur qui précédait l’escalier. Elle préférait avancer à tâtons dans la pénombre plutôt que de s’éblouir les yeux. De toute façon, elle avait démonté l’ampoule proche de son entrée pour s’éviter de mauvaises surprises. Le concierge avait bien essayé de la remplacer, mais au bout de la troisième tentative, il finit par abandonner. Lui et Gracia, sa voisine, avaient fini par se douter qu’elle en était la responsable, mais personne n’avait insisté. Son accident était encore trop récent, personne n’avait envie de passer pour le salaud qui s’acharne sur la malheureuse victime.
Les claquements de ses semelles résonnèrent solennellement dans la cage d’escalier avant d’être étouffés par le paillasson placé devant la première marche. Le concierge l’avait posé à cet endroit avec le mince espoir de réduire la saleté laissée par les chaussures des occupants trop fainéants pour frotter leurs pieds devant l’entrée. Rosaria prit soin de donner deux ou trois coups sur le tapis avec le plat du pied pour le décaler du centre de la marche. Elle n’avait rien contre un sol terne, au contraire.
À deux pas de l’entrée, elle glissa sa main le long de la deuxième rangée de boîtes aux lettres jusqu’à ce que ses doigts s’enfoncent dans le creux de l’une d’elles qui n’avait pas d’ouverture. Elle reconnut au toucher le papier kraft de l’enveloppe qui avait été plié avec négligence. Un nouveau courrier de la compagnie. Sans l’ouvrir, elle devina que ça concernait ses visites avec le docteur Keller. Cela faisait plusieurs mois qu’elle ne lui avait plus donné signe de vie malgré l’obligation qui lui avait été imposée par la compagnie en complément du chèque. Il faut dire que ces dernières semaines avaient été chargées.
Après avoir enfoui l’enveloppe dans son sac, elle s’avança vers la porte d’entrée anormalement large. En se serrant un peu la porte pouvait accueillir jusqu’à deux personnes dans sa largeur et de ce fait, la vitre qui composait la partie supérieure était elle aussi plus large que les standards. Pour le moment, seul un panneau de bois aux dimensions de l’encadrement faisait office de vitre. Le concierge n’arrêtait pas de se plaindre du prix que ça coutait pour la remplacer et que les charges augmenteraient en conséquence. Il répétait sans cesse qu’il n’espérait qu’une chose, c’était de mettre la main sur « le p’tit con » qui avait fait ça.
Oui, elle pouvait le dire. Ces dernières semaines avaient été chargées.
Le docteur Keller
Les stores en bois absorbaient la lumière qui s’écrasait sur les deux fenêtres du cabinet. Au centre de la pièce, une ampoule chaleureuse blottie dans une lanterne, elle-même perchée sur un petit pied aux allures victoriennes, déposait délicatement son voile orangé autour d’elle. Deux tableaux étaient accrochés à deux murs sans fenêtre qui se faisaient face. Leurs appliques perçaient l’obscurité qui enrobait le pourtour du cabinet. Les murs n’étaient pas de pierre mais pour autant ce cabinet dégageait une chaleur et une rondeur que l’on aurait pu retrouver dans une cave à vin.
Le docteur Keller était assis au centre sur une chaise en bois aux contours arrondies. Seules l’assise et une fine partie du dossier étaient recouvertes d’un revêtement marron. La lanterne éclairait ses cheveux gris. Sa stature droite et son foulard discret lui donnaient un air sophistiqué avant que l’on ne baisse les yeux pour découvrir l’absence de chaussure. Ses pieds, confortablement installés dans leurs chaussettes, profitaient du confort du tapis épais qui délimitait le cocon qu’il se gardait pour lui et son patient.
Rosaria fixait le tableau qui lui faisait face, son sac à bandoulière sur les cuisses et son manteau encore sur les épaules. Elle se demandait où il pouvait bien les cacher. À sa première consultation, elle avait eu en face d’elle un cliché de paysage de montagnes. Lors de sa précédente visite, elle avait reconnu l’instantané avec ces quatre personnages isolés dans un restaurant, bien qu’elle n’en connût ni le nom ni l’auteur. Aujourd’hui, elle avait droit à une toile blanche marquée par de vagues coups de pinceaux qui lui parut sans vie. Devait-elle y voir un quelconque message ou ce vieux monsieur cherchait-il simplement à casser la routine de son cabinet ? La voix douce du docteur la sortit de sa réflexion.
— Pourquoi vouloir arrêter le traitement ?
— C’était plus facile sans les pilules, répondit Rosaria qui lui faisait face.
— Pourtant vous ne faites plus de cauchemars depuis, n’est-ce pas ?
— Non, mais c’était plus facile quand j’en faisais. On en fait tous non, j’en ai fait gamine, j’en fais aujourd’hui et j’en ferai demain. Ça ne me pose pas de problème.
— Qu’est-ce qui vous rassure dans ces cauchemars ?
Ses mains se crispèrent autour de son sac et elle hésita avant de répondre.
— Un cauchemar, ça reste un cauchemar. C’est normal.
— Je dois en déduire que ces « images » que vous percevez en cours de journée ne se sont pas estompées, c’est bien ça ?
Elle secoua la tête de gauche à droite en guise de réponse.
— Leurs apparitions sont fréquentes ? reprit-il.
— C’est difficile à dire. Au bout de quelques jours, j’ai l’impression d’être tranquille, d’avoir tourné la page mais il suffit que je me laisse aller et....
Elle s’arrêta net avant de reprendre avec une petite voix.
— Ça me fatigue docteur. Je veux juste être tranquille.
Habituellement, le docteur Keller invitait ses patients à s’allonger confortablement sur le tissu grenat et moelleux du siège, mais Rosaria préférait être assise sur le côté, les pieds sur le sol. Cela n’avait aucune importance aux yeux du docteur, pourvu qu’elle se sentît à l’aise.
— Le traitement reste une bonne chose à mon humble avis. Cela va nous permettre de nous focaliser sur la plus importante de nos deux énigmes, ce qui se produit en journée.
— Je comprends mais au moins quand je fais un cauchemar, je n’ai pas l’impression d’être dingue. Un monstre, ça doit rester sous le lit, pas au-dessus.
La voix de Rosaria bien qu’hésitante laissait transparaitre des fragments de l’innocente petite fille qu’elle fut jadis. Elle était là quelque part, coincée en travers de sa gorge.
— Ce qu’il vous faut ma chère Rosaria, c’est un peu de perspective.
Il posa délicatement son bloc-notes entre sa cuisse et l’accoudoir avant de reprendre.
— Essayons de prendre un exemple voulez-vous ? Citez-moi un évènement qui dans votre vie a déjà réussi à s’accaparer votre esprit pendant plusieurs jours.
Les centaines de casiers qui composaient les moments désagréables de la vie de Rosaria défilèrent devant ses yeux. Les dossiers lui paraissaient bien trop épais pour n’en choisir qu’un. Face à son silence, le docteur Keller reprit :
— Prenons un exemple simple et anodin, dit-il avec un sourire réconfortant. Un entretien d’embauche, du genre qui est important bien sûr. Même si certains n’osent se l’avouer, le jour même, voir la veille, ou plus qui sait ? On ne pense qu’à ça. Pour autant, qu’est-ce qui se passe une fois l’entretien terminé ? Continuez-vous à y penser ?
— Ça va dépendre du résultat.
— Exactement ! Les évènements qui continuent à nous hanter une fois passés, le plus souvent, ce sont ceux qui possèdent une connotation négative. Exemple, si l’on échoue au permis de conduire, notre cerveau va passer en boucle l’erreur fatidique qui nous a couté cet échec.
Le docteur s’exprimait avec beaucoup de gestes pour matérialiser ses pensées, Rosaria les suivait avec attention.
— Le plus courant, et les murs de ce cabinet peuvent vous l’assurer, c’est la perte d’un parent. Au moment du décès, le deuil est le premier phénomène à faire surface, il combine la perte et la peine qui lui est associée. Jusqu’ici, rien d’original.
Il s’avança sur sa chaise et posa ses coudes sur ses cuisses avant de joindre les mains.
— Un deuxième phénomène se produit dans certains cas. Une blessure psychique associée à la soudaineté du décès, autrement dit, un traumatisme. Pour certains, et cela pendant des semaines, il leur suffit d’un regard pour que le défunt apparaisse sur le visage d’un passant, d’un son pour que sa voix résonne au détour d’un couloir ou d’une odeur pour qu’il le sente auprès d’eux.
Son débit ralentit progressivement pour pouvoir insister sur ses prochains mots.
— Est-ce que, si vous me permettez de reprendre votre terme, vous trouvez ça dingue ?
À nouveau elle répondit par un silence.
— Bien sûr que non. Et pourquoi cela ? Parce que l’évènement, la mort d’un parent, bien qu’unique au cours d’une vie, doit être vécu par tous. Dans votre cas, ma chère Rosaria, survivre à un accident tel que le vôtre est unique au cours d’une vie, oui, mais personne d’autre que vous n’aura l’occasion de vivre cela, et ça, ça peut paraitre dingue.
Le visage du docteur rayonnait sous la lumière de la lanterne comme chaque fois qu’il délivrait ses conseils avec passion. Rosaria appréciait la chaleur et la sincérité qui transpiraient de ses mots. Au moment où les avocats de la North Line Company s’étaient proposés de prendre en charge ses séances, l’utilité de consulter un psychologue était rangée dans le même tiroir que celle de jouer au golf. Une activité superflue qui n’était bonne qu’à occuper les plus riches qui ne savaient pas quoi faire de leur temps.
Elle avait failli abandonner l’idée après ses premières séances chez deux psychologues insipides, aux grands airs de gourou je sais tout, qui ne la voyaient que comme une liasse de billets verts bien grasse. C’est ce qu’elle avait aimé chez le docteur Keller, dès la première séance il lui avait dit qu’il n’avait aucune réponse, mais que l’exercice serait de les trouver ensemble.
— Si seulement ils pouvaient juste me laisser en paix, dit Rosaria.
— Ces images se présentent toujours à vous de la même manière ?
— Oui… dans un miroir ou dans un reflet. J’ai l’impression de voir une ombre à côté de moi. Comme si ces morts ne voulaient pas me lâcher. Un trémolo accompagna ses derniers mots. À chaque fois je ferme les yeux et… ils disparaissent. Pour un temps.
Le docteur griffonna quelques mots sur son bloc-notes ce qui la frustra. Pour elle, c’était la version papier de quelqu’un qui chuchotait dans son dos. Lorsque Keller vit la petite étincelle dans ses yeux, il sourit et retourna le bloc de papier vers elle, en pointant le capuchon de son stylo sur le mot « émotion » qu’il avait souligné.
— Essayons de creuser un peu sur le ressenti que vous éprouvez à propos des passagers qui étaient avec vous, d’accord ?
Elle hocha du chef en silence.
— Quand vous pensez à eux, que ressentez-vous ?
— Je ne sais pas, dans un sens je suis triste pour eux mais c’est la vie. Ils sont morts et je suis vivante. Je sais, j’ai eu de la chance, mais je ne vois pas pourquoi je devrais me sentir coupable ou porter le poids de leurs morts sur mes épaules.
— Dans cette société, nous avons appris à enterrer notre sentiment de culpabilité, et cela avec de sacrées pelletées de terre. Nous fermons les yeux devant le mendiant à la sortie du métro, nous nous détachons des émotions de ceux qui nous entourent, mais un évènement comme le vôtre, ça fait éclore ce sentiment qui était resté jusque-là sous terre. Pour vous, il s’exprime peut-être à travers ces images. C’est simplement, être humain.
— Heureusement que je ne culpabilise pas chaque fois que j’ouvre mon frigo. Ça serait un beau bordel dans mon miroir si je devais ajouter à ces reflets tous les gamins qui meurent de faim dans le monde.
Le docteur posa son stylo Bic sur le bloc de papier avant de reprendre avec une voix plus grave.
— C’est pour cela qu’il est important de coucher vos pensées sur papier entre nos séances. Votre cerveau a besoin de se soulager de ce traumatisme, si vous ne le faites pas avec un stylo, il le fera à sa façon.
— Je le sais bien…
Le vernis au bleu iceberg qui datait de plusieurs jours s’effritait avec le mouvement répété du revers de son pouce sur ses ongles.
— Un mot à la fois ma chère Rosaria, vous avancerez un mot à la fois.
La fermeture d’une porte dans la salle d’attente voisine perturba leur silence.
— Pour être franc, je ne peux que survoler les émotions que vous ressentez. Ce serait outrancier de ma part que d’affirmer le contraire, sauf si j’étais un peu plus malhonnête bien sûr. Je le répète, ce qui vous est arrivé est unique. Il tapotait dans l’air avec son stylo à la manière d’un vieux professeur. Au cours de votre vie, les doigts d’une seule de vos mains seront suffisants pour compter le nombre de personnes dans votre cas, c’est pourquoi la majeure partie de ce travail sera avant tout personnelle Rosaria.
Elle acquiesça en silence tout en serrant son sac un peu plus.
— Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Rosaria chercha la réponse dans les courbes épaisses et solitaires du tableau qui lui faisait face, mais ces trois coups de pinceau n’avaient aucun sens. Elle fut sauvée par le xylophone qui surgit soudainement du téléphone que le docteur gardait dans le creux de sa chaise. Du bout des doigts, et avec la délicatesse propre de ceux qui observent la technologie avec une certaine méfiance, il l’approcha de son visage, le regard par-dessus sa monture. Il laissa son doigt en impesanteur au-dessus de l’écran quelques instants avant de taper solidement sur le gros bouton rouge.
— Je propose que l’on continue cela la semaine prochaine.
Rosaria consentit d’un mouvement de tête.
— Deux choses. Premièrement, prenez bien le temps de dérouler le fil de vos pensées dans votre journal. La réponse ne viendra qu’à force de persévérance, ni plus ni moins.
Elle acquiesça de nouveau en silence même si elle se doutait, autant que le docteur, qu’elle ne se plierait pas aux règles du jeu. Être seule avec ses pensées était devenue son quotidien et elle ne comptait pas s’ajouter un mal supplémentaire en les couchant sur papier.
— Deuxièmement, continuez le traitement. Il est impératif de se concentrer sur ce que nous contrôlons le moins. Essayez de faire face à ces images pour mieux les comprendre.
Le docteur se leva et lui proposa sa main avec le charme d’un vieux gentleman pour l’aider à se lever. Comme à chaque fois elle l’accepta avec un mélange d’embarras et de reconnaissance. Il l’accompagna jusqu’à la porte du cabinet et il fit un temps d’arrêt au moment où il posa sa main sur la poignée.
— Ma chère, il est important d’aller de l’avant dans ce processus. Je compte sur vous. Je peux ?
Son regard était sévère pour la première fois de la séance. Il pointa son doigt vers le sac en référence au journal à l’intérieur qui restait désespérément vide. La teinte noire de la peau de Rosaria masquait partiellement la gêne écarlate qui prenait place sur son visage. Elle se sentait comme une enfant qui avait honte de ne pas avoir fait ses devoirs. Sur le moment, elle se vit en train de vider son sac à coup de stylo au milieu de son salon, mais elle savait que cette étincelle ne serait que de courte durée. Une fois dans le métro, au milieu du bruit, des odeurs et de la foule, l’idée l’abandonnerait.
Le docteur Keller ouvrit la porte et tendit son bras pour la laisser passer avant de saluer son prochain patient.
— Mon cher Jacob ! J’espère que vous allez bien.
L’homme prit soin de laisser passer Rosaria avant de serrer la main du docteur. Le haut de son crâne brillait sous les néons. Elle devina aisément les minutes qu’il venait de passer à attendre l’ouverture de cette porte. Plusieurs minutes à s’imaginer la conversation idéale qu’il aurait avec Keller, à débiter tout ce qu’il aurait sur le cœur. Conversation qu’il garderait finalement pour lui, loin de la séance. Au moment de sortir de la salle d’attente, elle se retourna vers la porte et croisa une dernière fois le regard de Jacob qui lui sourit avant de disparaitre dans le cabinet.
La soirée — Juste une cigarette
L’affichage aux caractères rouges de l’autre côté de la rue fit défiler les nouvelles du moment. Le Dow Jones finissait la journée en baisse, la température passait sous la barre symbolique du zéro et les Knicks enchainaient leurs troisièmes défaites consécutives. Une fois l’ensemble des caractères arrivé au bout de la piste, une deuxième salve attrapa le relais et s’élança pour annoncer une nouvelle hausse du chômage, la mort de six personnes dans un incendie et l’arrivée d’un nouveau rapport d’expertise concernant le crash du NLC415.
Une envie folle d’allumer une cigarette lui prit, mais elle enfouit cette envie dans un sac, accompagnée de son envie de rentrer chez elle, de picoler, de s’assommer avec un somnifère, et elle jeta le tout dans sa poubelle à bonnes idées qui débordait dans le coin de sa tête.
La rue était agitée avec le va-et-vient incessant des piétons orchestrés par les coups de baguette rouge et verte de la signalisation. La circulation sans fin et saccadée était agrémentée de-ci de-là par l’impatience de certains conducteurs. La plupart des passants avançaient avec l’allure de bossus, le dos courbé et le col levé pour résister aux assauts répétés du vent qui s’engouffrait entre les immeubles pour s’aplatir sur leur visage. Au coin du carrefour, le propriétaire d’un stand de hot-dog faisait sa tête des mauvais jours entre les tremblements de son carrosse, le froid et le manque à gagner de la journée. Un homme vêtu d’un pardessus prit le temps de s’arrêter pour déglutir quelques mots à un passant qui avait eu le malheur de le bousculer au passage d’une bourrasque.
Rosaria sursauta au klaxon d’un taxi qui lui fit signe dans l’espoir d’avoir un client. La tête enfoncée dans sa grande écharpe elle fit mine de ne pas le voir. Une cigarette, c’est tout ce qu’il lui fallait pour sauver ce début de soirée. Sans hésiter, elle plongea sa main dans sa poche et le temps d’un instant ses doigts eurent la sensation d’attraper la petite boîte d’acier qu’elle emportait avec elle. La sensation n’était que mécanique, il n’y avait rien d’autre que la surface humide de sa poche à attraper. Rien de mieux que d’oublier ses clopes pour ajouter un peu de frustration à sa soirée, c’était pourtant le moment idéal pour alléger sa poubelle à bonnes idées.
La ville débordait d’agitation mais sur ce bout de trottoir elle se sentait seule. C’était l’ironie qu’elle trouvait à ces grandes villes. Debout au coin d’une rue elle s’introduisait le temps d’une seconde dans la vie de milliers de personnes, elle échangerait peut-être un sourire, un froncement de sourcil ou un rire, mais à la fin de la journée, elle serait seule.
Le néon « Budweiser » qui rugissait dans son dos crachait sa salive rouge sur le trottoir humide. Par intermittence, l’une des lettres disparaissait, feignant la mort, avant de reprendre vie. Rosaria n’aimait pas attendre, mais elle n’aimait pas faire attendre non plus, une mauvaise habitude selon elle. Pourquoi avait-elle accepté de venir ? Elle se dit qu’elle serait bien mieux dans son canapé en train de ruminer, une clope dans une main et un verre dans l’autre. Le tout avec une autre question en tête, pourquoi n’avait-elle pas accepté de venir ?
Le carillon strident et le frottement râpeux de la lourde porte du bar sur le sol, accompagnés de rires gras et alcoolisés, la firent bondir. Le haussement de sourcils d’une des femmes du groupe face à sa réaction l’irrita un peu plus. Bon Dieu ce qu’elle ne donnerait pas pour une cigarette. C’était peut-être le bon moment pour rentrer chez elle. Mais qu’est-ce qu’elle trouverait comme excuse si elle devait le croiser à nouveau dans le cabinet ? Non, le mieux c’était d’attendre. Après une dernière seconde de réflexion, qui se résuma à palper le vide sidéral de sa poche, c’était tout décidé. C’était l’heure de rentrer. Si elle avait pu s’en tirer après avoir balancé sa télévision du deuxième étage, elle arriverait à se faire pardonner pour avoir posé un lapin.
Elle se retourna une dernière fois vers la vitrine du bar pour ajuster son écharpe quand une décharge la foudroya. Debout, à côté de son reflet, elle était là. Cette silhouette noire sans vie et sans visage. Ses contours répugnants ondulaient, comme recouverts d’une épaisse boue noire qui s’écoulait lentement vers le sol. L’odeur de canalisation pourrie lui agressa les narines aussi sauvagement que la silhouette lui avait pétrifié la rétine. Un haut-le-cœur violent lui valut une expression de dégoût de la part d’un des passants. Cette fois l’odeur n’avait pas précédé l’horreur dans le reflet, à son grand regret.
Son cœur martelait sa poitrine de toutes ses forces mais elle tenait à garder la tête haute. La main sur la bouche, elle releva fébrilement le menton vers la vitrine. La silhouette était toujours là, plus vivante, prête à l’enlacer. À la seconde où elle crut la voir bouger, elle eut une nerveuse envie de pleurer. Avec force, elle enfouit ce sentiment au plus profond d’elle-même avant même que les premières larmes n’aient le temps de monter. Keller ne cessait de lui répéter de prendre le temps d’observer cette silhouette mais elle ne pouvait se résigner. Elle ferma les yeux, et avec ce geste anodin, l’espoir de la voir disparaitre.
Cela faisait dix jours depuis la dernière apparition, et comme à chaque fois, elle l’avait presque oublié. Elle se blottit dans le col de son manteau droit et après quelques inspirations et expirations se décida à lorgner du coin de l’œil son reflet. Elle était à nouveau seule avec les passants qui traversaient sa vie. Un rire nerveux s’échappa face à tant de stupidité. Tant pis pour cette soirée. Elle avait bien mérité de rentrer chez elle pour profiter d’une cigarette.
— Hé Rosaria ! cria un homme derrière elle, la main levée pour qu’elle le repère.
Le cou de Rosaria s’éleva de son écharpe comme une tortue hors de sa coquille
— Jacob, dit-elle avec de gros yeux et un sourire maladroit.
— Moi qui pensais être en avance.
Elle remit son écharpe en place alors qu’elle était déjà bien ajustée.
— Ça va, tu n’as pas attendu trop longtemps ? demanda Jacob.
— Non, non, répondit-elle nerveusement.
Les yeux de Rosaria étaient fuyants, à l’affût d’une quelconque surprise.
— Bon, ça te dirait qu’on se réchauffe un peu à l’intérieur. On se les gèle un peu, dit-il en se frottant les mains.
— Allons ailleurs s’il te plait. N’importe où mais pas ici.
L’inquiétude transpirait dans la voix de Rosaria. Jacob scruta autour de lui mais ne trouva rien de particulier pour l’expliquer. Sans insister, il leva la main pour appeler un taxi et lui sourit.
— Je connais un endroit sympa.
La soirée — Juste un verre
Ils poussèrent la double porte et furent accueillis par le fracas des quilles sur un fond de distorsion de guitare, le tout étouffé par le hall d’accueil qui séparait les pistes du monde réel. Un tapis rouge décrépit par la crasse de nombreuses semelles s’étendait des portes jusqu’au comptoir. À une époque, cette entrée avait eu des airs d’hôtel de luxe, mais cette heure de gloire était passée depuis longtemps. De nombreux cadres plus ou moins droits captivèrent l’attention de Rosaria. Ils s’étendaient le long des murs et il lui offrait un voyage à travers le temps. Les plus hauts étaient encore en noir et blanc alors que la couleur prenait place à mesure qu’elle baissait son regard. Des bouilles de joyeux lurons armées de sourires alcoolisés et de pouces levés représentaient le thème principal de ces photos. La chaleur qui s’en dégageait suffit à égayer cette soirée qui avait mal démarré.
Jacob se dirigea vers le comptoir qui se situait pile-poil entre les deux portes battantes qui donnaient l’accès aux pistes. Une femme âgée avec un embonpoint certain se trouvait derrière et lisait un livre avec une mine d’enterrement.
— Hello Mini ! dit-il avec une voix chantante.
La vieille dame leva pour la première fois les yeux et à la seconde où elle reconnut Jacob, c’était comme si une troupe de gospel était venue égayer la monotonie de son église.
— Jacob ! Mon petit Jacob ! dit Mini avec une certaine excitation. Et bien accompagné à ce que je vois.
Le petit regard coquin qu’elle jeta vers Rosaria en disait long sur ce qu’elle imaginait du contenu de leur soirée. Jacob reprit :
— On va se faire une petite partie pour commencer la soirée.
— Il faut bien commencer quelque part ?
Lorsque Mini descendit de son tabouret haut Rosaria comprit immédiatement pourquoi on l’appelait Mini. Sa tête arrivait à peine à hauteur de la caisse enregistreuse.
— C’est parti pour une partie ! dit-elle en martelant l’écran. Joueur un ?
— Peter Parker, répondit Jacob sans un brin d’hésitation.
— Peeeter Paaarker. Très bien, et qu’est-ce que ça sera pour notre demoiselle ?
Prise de court, Rosaria se perdit dans l’infini des possibilités qui s’étendirent devant elle.
— Holà holà, suis-je bête, dit mini en pointant du doigt la petite affiche rectangulaire derrière elle.
« À la première visite, c’est la maison qui vous colle un nom. »
— Mary Jane ce n’est pas mal non ? Prenez la deux au sous-sol, vous serez tranquilles.
Son regard brillant était à nouveau tourné vers Rosaria.
— Il y a un petit groupe qui joue mais ils ne devraient plus en avoir pour longtemps. Prenez vos chaussures et descendez directement, je vous envoie Kacy pour les boissons.
— Merci Mini, répondit Jacob avec un clin d’œil.
Une fois le seuil de l’accueil passé le brouhaha fut bien plus vif. Le parquet brillant des pistes en contrebas resplendissait et inondait de toute sa lumière le miroir du bar sur leur gauche. Une odeur de cuir usé et de transpiration s’immisça dans leurs narines à l’approche du local à chaussures sur la droite.
— Ça ne paye pas de mine mais l’endroit est sympa, dit Jacob.
— Mini à l’air d’être une sacrée bonne femme.
— C’est une grande gueule mais elle est gentille comme tout.
Jacob glissa son doigt le long des étiquettes sur les étagères à la recherche de sa pointure.
— La vie n’a pas toujours été tendre avec elle mais une fois qu’elle t’apprécie, c’est pour toujours.
— C’est bon à savoir, dit-elle en prenant place sur le banc usé, une paire de chaussures à scratch dans les mains. Tu arrives à trouver ton bonheur ?
Jacob scrutait l’étagère à la recherche de son Graal.
— On va devoir faire avec, dit-il en tenant avec dédain une paire usée de taille 47. Je n’imagine même pas le nombre de chaussettes qu’elles ont vu passer.
Une fois chaussés, ils prirent l’escalier dont le mur terne leur donna l’impression de s’enfoncer dans une cave. Il s’accordait à la perfection avec l’ambiance sombre du sous-sol. Seules quatre pistes s’étendaient sur la largeur de l’étage ce qui ne déplut pas à Rosaria. Même si ça devait donner des idées à Mini, elle préférait le côté intimiste de cet étage à l’agitation de celui du dessus. Les grandes mâchoires en bout de piste qui étaient prêtes à dévorer leur repas étaient les zones les mieux éclairées. Les plafonniers en verre rond, qui n’avaient pas vu la couleur d’une brosse depuis des lustres, atténuaient l’éclairage qui recouvrait les banquettes et fauteuils réservés aux joueurs. Dans le fond à l’opposé des pistes, de petits spots éclairaient coupes et trophées dont l’âge se déterminait à l’épaisseur de la poussière qui les recouvraient. Certains spots avaient rendu l’âme depuis longtemps mais personne n’avait pris soin de les changer.
Après avoir enjambé les trois petites marches qui les menèrent vers leur piste, ils furent accueillis par les applaudissements et les cris d’un groupe de joueurs en col blanc qui acclamait la réussite d’un de leurs camarades. Ce dernier, chemise blanche dans le pantalon et manches retroussées, revenait fièrement vers son banc. Une certaine déception se lisait dans les regards de certains quand Jacob les invita à déplacer les vestes et blousons qu’ils avaient étalés sur la banquette qui leur était réservée. À la grande déception de Rosaria, les deux pistes les plus à droite étaient inoccupées. Histoire d’éviter de passer pour la râleuse de service, elle garda son commentaire sur le choix de la piste qui leur avait été attribué pour elle.
— À moi l’honneur de démarrer cette partie, dit Jacob tout en posant son blouson noir à capuche sur le banc.
Dans le taxi, elle avait rassuré Jacob sur son aptitude à renverser les quilles. Le but était de passer une bonne soirée et non pas qu’elle se fasse humilier pendant une heure, même si le malaise de ce type de situation pour un prétendant était du genre à l’amuser. Alors que Jacob s’apprêta à choisir une boule dans le rail qu’ils partageaient avec les autres joueurs, une employée les interrompit.
— Qu’est-ce que vous allez boire ? dit-elle sans prendre le temps de les saluer.
Jacob prit les devants et demanda une pinte de Brooklyn Lager avant de passer le tour à Rosaria. Sa seule envie fut de s’enquiller plusieurs shots de vodka pour dégager cette boule qui lui pressait l’estomac, mais histoire de ne pas passer pour la pochetronne de service, elle se rabattit sur un gin fizz.
— Une Lager et un gin, dit la serveuse comme pour annoncer le décès de ces deux boissons. Vous ne mangez rien ?
— Non rien. Merci, dit Jacob
— Sûr ?
— Non rien. Vraiment.
— OK, clôtura-t-elle avant de rejoindre l’escalier avec la démarche d’une condamnée à mort.
Jacob et Rosaria se regardèrent pendant une seconde avant d’éclater de rire.
— Il n’y a pas à dire, elle adore son job, dit Jacob.
— Moi qui pensais être un peu tendu ce soir.
— Allez ! dit-il en se rapprochant du rail. On ne va pas laisser le suspens planer plus longtemps.
— Fais-moi rêver Parker.
À la taille de Jacob, on pouvait aisément deviner que le poids des boules n’avait aucune importance, tout ce qui lui importait était d’en trouver une assez large pour ses mains. Il se plaça à bonne distance de la ligne de faute et s’élança. La boule traversa la piste comme un boulet de canon avant d’emporter la quasi-totalité des quilles dans sa chute.
— Hé hé, ça commence bien.
Alors qu’il s’apprêtait à lancer la suivante, leurs voisins se levèrent en bloc pour mettre fin bruyamment à leur soirée. Jacob lança sa deuxième boule mais ne put faire sauter les deux quilles restantes à chaque extrémité.
— À mon tour, dit Rosaria avec un petit sourire.
— Fais-moi rêver Mary Jane.
Pour le choix de sa boule, elle n’eut qu’un seul critère en tête, le poids, le reste avait peu d’importance. Sa démarche était amusante, le corps droit comme un poteau, elle s’avança et fit une simple flexion pour déposer la boule sur le sol qui traversa lentement l’allée avant d’aller mourir en bout de piste avec l’ensemble des quilles.
— Je n’y crois pas. Cette chance, dit Jacob en riant.
— Et ce n’est pas fini.
La serveuse les interrompit.
— Le gin. Elle retira le verre du plateau avant de le poser avec attention. Et la bière.
Son service était aussi joyeux que l’enterrement d’un nouveau-né. Pendant un instant, Rosaria hésita à commander à manger juste histoire de l’embêter.
— Bon, on trinque à quoi ?
Jacob tendit son verre vers Rosaria.
— À cette soirée ?
Le tintement résonna sur tout l’étage.
La soirée — Juste un regard
Elle savait que le sujet arriverait tôt ou tard et elle préféra l’entamer sur-le-champ.
— Alors, qu’est-ce qui t’a amené chez Keller ?
Jacob prit soin de choisir ses mots avant de répondre.
— Une certaine tension que je n’arrive pas à évacuer depuis que j’ai quitté l’armée.
— Oh.
— Et toi c’est… j’imagine que c’est en rapport avec le…
— Avec l’accident d’avion oui. Une certaine tension à évacuer aussi.
L’évènement lui avait valu son petit moment de gloire dans les médias et Jacob n’avait pas eu de mal à le deviner. Il reprit :
— Et… comment ça se passe ? Ça avance bien avec Keller ?
Rosaria avala une gorgée de son gin avec l’espoir qu’il lui donne une réponse. Le déni resta son plus fidèle allié.
— Ça avance, ça avance. Et toi ?
Il fit tournoyer sa bière pour étaler la mousse sur les parois sans que cela l’inspire.
— Ça avance aussi. Le travail d’une vie comme il dit.
L’étage était à présent silencieux, avec en fond sonore la musique qui avait troqué sa guitare électrique contre un banjo. Chaque piste disposait d’une banquette qui pouvait accueillir trois à quatre joueurs en plus des quelques sièges mobiles éparpillés un peu partout. Les banquettes donnaient une continuité à la longueur des pistes et se succédaient avec la même rigueur que les bancs d’une église.
Rosaria, assise sur l’une d’elles, avala nerveusement sa salive quand elle remarqua le miroir sur le mur qui lui faisait face. À mi-hauteur, il était suffisamment petit pour se faire discret et seules les personnes assises pouvaient espérer croiser leur reflet. Immédiatement, elle but une nouvelle gorgée de son gin et huma l’air. Seule l’odeur sèche et insipide de l’air conditionné s’infiltra dans ses narines, à son grand soulagement. À l’exception de sa petite frimousse et du dos de Jacob, il n’y avait rien d’autre dans ce reflet. Elle fut sortie de sa léthargie par une suite de syllabes que son cerveau ne put mettre bout à bout.
— Excuse-moi, j’étais ailleurs.
— Je te propose qu’on oublie Keller pour ce soir, ça te va ? dit Jacob avant de se lever avec un grand sourire. Je te laisse trouver le prochain sujet de discussion le temps que je reprenne l’avantage au score.
Soulagée de pouvoir effacer le sujet Keller de sa liste, elle se mit en quête du suivant. En quelques secondes, un flot de pensées l’envahit. Le fait qu’elle l’appréciait, l’alcool qui la soulageait, son envie de fumer, la silhouette devant le bar, son journal vide, les ampoules qu’elle dévissait sur son palier, la télévision qu’elle avait jetée par sa fenêtre, ses pleurs sous la couette, les images de cadavres calcinés, Shannon.
— À la prochaine, je reviens au score, dit Jacob fièrement après s’être débarrassé de la majorité de ses quilles. Alors ? Mon talent t’a inspiré ?
Figée, elle lui sourit nerveusement et se pinça les lèvres. Elle vida ce qui restait de son gin pour gagner quelques secondes.
— Écrase-moi un peu plus au score le temps que j’essaye de trouver un sujet, dit-il en riant.
Ni une ni deux elle se leva et s’exécuta pour garder son avance.
— Alors, dit-elle en retournant s’assoir, tu es plus inspiré que moi ?
— J’ai eu une illumination ces dernières semaines, sur ce que je voulais faire maintenant que j’ai quitté l’armée.
— Vraiment ?
— Ne te marre pas d’accord ? J’ai envie de m’ouvrir un petit local qui propose de personnaliser ses chaussures.
— Ah bon ?
— Ouais, changer la couleur des semelles, du tissu, des lacets, imprimer des motifs personnalisés et tout ce qu’on peut imaginer.
— Ce n’est pas bête, dit-elle en toute sincérité. Je n’ai même pas le souvenir d’avoir déjà croisé ce genre d’endroit.
— Je vais surement commencer sur internet le temps de pouvoir économiser pour m’ouvrir une boutique mais j’adore le principe. Je suis sûr que ça peut marcher.
Le sourire jusqu’aux oreilles, il se leva pour tirer une nouvelle salve. L’idée était vraiment bonne, se dit Rosaria alors qu’elle commençait à se détendre, non sans remercier le verre vide devant elle.
— Boum ! s’exclama Jacob après avoir réalisé un spare. Hé hé ! Je me rapproche ma petite dame, votre règne ne va pas durer.
— Il va falloir que je défende mon royaume.
Son premier lancer eut la même classe que les précédents. Une boule lente et sans vie alla mourir sur la latte centrale de la piste avant d’emporter neuf des quilles dans sa chute. Elle se retourna instantanément les index levés en signe de satisfaction. La joie qui l’envahit fut autant pour le coup qu’elle venait de sortir que pour le plaisir qu’elle prit finalement à être ici avec Jacob. Le claquement répété du rail qui tournait sans cesse dans les entrailles du sol ramena la boule à sa propriétaire. Cette sphère rose aux allures de gros bonbons venait d’être élue boule de la soirée par Rosaria. C’était le bon moment pour prouver que la force ne faisait pas tout à ce jeu.
Subitement, elle se stoppa net. Une odeur de canalisation pourrie lui traversa le nez. Elle jeta un œil sur le miroir mais il était trop bas pour qu’elle puisse y voir quoi que ce soit. Elle expira fortement pour faire passer le moment. Aux yeux de Jacob, elle avait simplement l’air de préparer son prochain tir. Pour garder les apparences face à l’angoisse qui se propagea lentement le long de son corps elle se précipita vers la piste et lança sa boule sans soin avant de revenir vers la banquette.
— Hééé ! C’est de l’antijeu ça.
Son exclamation perdit de son intensité quand il remarqua le visage livide de Rosaria. Elle s’assit les bras croisés comme si la température avait baissé d’une dizaine de degrés.
— Désolé. Je… j’ai eu la tête ailleurs.
Son visage était de marbre bien qu’elle mît tout son cœur à faire semblant de sourire.
— Ce n’est rien.
La vague de terreur qui venait de la traverser était palpable. Il voulut poser sa main sur son genou et la rassurer mais il hésita.
— Ça va aller ? Tu veux que j’aille te chercher un verre ou quoi que ce soit d'autre ?
— Non merci, ça ira. Je suis désolé. J’ai parfois quelques crises de panique. Ça va passer.
— Pas de problème.
Indécis, Jacob se leva pour continuer la partie, à défaut d’une meilleure réaction.
La respiration de Rosaria se fit plus intense à mesure que l’odeur s’intensifia. L’œil inquiet, elle chercha autour d’elle d’autres miroirs mais ne vit rien de particulier. C’est lorsqu’elle chercha un peu de réconfort vers Jacob qu’elle comprit.
De larges plaques de protection métalliques polies, qui n’avaient pas attiré son attention jusqu’à maintenant, recouvraient le plafond incliné en bord de piste. La forme noire, vaguement humaine, était là, perdue au milieu du reflet déformé. Ce qui la terrorisa le plus n’était pas le fait de voir cette chose pour la deuxième fois de la soirée non, c’était qu’elle soit là seule, à l’attendre. Malgré l’absence de trait sur ce qu’elle supposait être le visage de cette chose elle sentit le poids lourd d’un regard. Elle réprima la convulsion de son estomac alors que le gout acide de son gin tapissa les parois de son œsophage. Sans prévenir, la silhouette se colla contre la plaque dans une course hérétique en se tordant dans des positions irréelles. Rosaria étouffa le cri aigu qui grimpa le long de sa gorge en se mordant le poing. Le reflet de l’étage n’était même plus visible. Cette tâche sans vie s’était collée à l’objectif du photographe qui séparait leurs deux mondes.
Alors que Jacob fit demi-tour pour prendre la boule suivante, l’impensable se produisit. Un bras gluant traversa lentement la plaque et franchit la frontière de leurs deux mondes. Il n’y avait rien d’humain. Ce n’était qu’une épaisse masse immonde de boue d’un noir d’encre qui en imitait la silhouette. Le liquide noir visqueux qui dégoulinait le long de ce bras tendu s’accumulait en grosses gouttes aux extrémités. Ces gouttes refusaient de s’écraser sur le sol et préféraient se morfondre à nouveau dans la masse pour recommencer ce cycle infernal. Le bras tendu frôla les cheveux de Jacob qui prépara son tir. Rosaria ne put étouffer son cri. Jacob courut vers elle, mais elle ne comprenait pas le sens de ses mots. Courbée sur elle-même, l’horreur était trop forte. Elle vomit.
Jacob regarda autour de lui, mais ne vit rien pour expliquer cette soudaine panique. Il allongea Rosaria sur la banquette et caressa son front trempé et brulant.
Le bras de Rosaria attrapa celui de Jacob qui voulut partir chercher de l’aide. Elle préférait qu’il reste à ses côtés pour la rassurer, pour lui dire que tout cela n’était qu’un mauvais rêve, mais elle n’attrapa que du vide. Les pas de Jacob résonnèrent déjà au loin dans l’escalier.
Difficilement, elle s’aida de son bras droit pour attraper le dos de la banquette et usa de toutes ses forces pour se relever. Cette chose n’était qu’une expression de ses angoisses, les restes déformés de la pellicule du film de son accident. Le crash d’un avion n’avait pas suffi pour mettre fin à ses jours, une hallucination n’y arriverait pas non plus.
Lorsqu’elle souleva ses paupières, la silhouette était toujours là, accrochée au plafond. Cet amas de terre noire jouait les acrobates et sagement, il l’avait attendu. Des larmes inondèrent sa vision.
— Qu’est-ce que tu me veux, dégage, dit-elle sans force.
La masse s’écrasa sur le sol dans un bruit sourd et visqueux. À nouveau, elle ne put s’empêcher de crier, même si le son qui prit la fuite termina sa course contre les paumes de ses mains. La masse se leva doucement, ralentie par son propre poids. Le poids d’une bête qui avait choisi sa proie. Le premier pas arriva ensuite, décousu et grotesque. Après un temps d’arrêt un deuxième pas suivit qui laissa une trainée noire répugnante derrière lui.
L’iris délicat de Rosaria ouvrit la porte à toutes ses angoisses, à toutes ses peurs et à tous ses cauchemars. Ce regard solide d’une femme qui n’avait jamais laissé la vie lui marcher dessus était anéanti. Plus rien ne pouvait protéger sa sanité de l’horreur qui se trouvait à quelques mètres d’elle. Il était temps pour elle de glisser sa tête sous la couverture et de fermer les yeux, comme elle le faisait les soirs où elle ne voulait pas entendre les bruits sourds qui venaient de la chambre de sa mère. Il était temps de glisser sa tête sous la couverture qui la coupait d’un monde qu’elle ne voulait pas voir. Le déni restait son plus fidèle allié.
La soirée — Juste un rêve
— Rosie ? dit Jacob en posant un verre d’eau sur le sol.
Le corps de Rosaria trembla de toute part quand il posa sa main sur son épaule. Elle s’était assise sur la banquette les jambes repliées sur sa poitrine. Son manteau droit qu’elle avait posé au-dessus de sa tête, et dont les manches tombaient sans vie sur les côtés, la gardait à l’abri de la lumière. Avec la plus grande délicatesse, Jacob essaya de tirer dessus mais elle l’agrippa fermement.
— C’est moi Rosie. Tout va bien.
— C’est… c’est terminé ? dit-elle d’une voix pleine de soubresauts.
Progressivement, la lumière des spots et des néons se posa sur son front, puis sur ses joues avant d’illuminer son visage tout entier recouvert de sueur. Le manteau glissa le long de son dos mais Rosaria continua à se cacher derrière ses paupières à l’abri de ce mauvais rêve. Une main réconfortante l’aida à poser le verre sur ses lèvres. L’eau qui traversa l’aridité de sa gorge lui fit du bien.
Le batteur frénétique sur sa carotide quitta enfin la scène. L’air traversa ses poumons comme pour la première fois. Jamais elle n’avait apprécié ce flux d’air calme et reposant qui était pourtant avec elle depuis son premier cri. Plongée dans sa léthargie elle n’entendit pas la petite voix derrière elle.
— L’ambulance ne devrait pas tarder.
— Merci Mini, répondit Jacob.
Rosaria reprit ses esprits, rassurée par ces deux voix douces et attentionnées qui gravitaient autour d'elle, rassurée par la main sereine de Jacob sur son genou, ses pommettes encore engourdies et sa tête lourde. La situation lui parut plus claire.
J’ai bu autant que ça ?
Sur la petite table ronde, il y avait une pinte de bière à moitié entamée et un long verre vide décoré d’une petite cerise piquée sur un bout de bois.
Je me suis évanouie ?
La flaque de vomi à ses pieds la secoua. Une vague image lui vint en tête et son cœur se mit à vibrer. Il ne vibrait pas d’amour mais d’une angoisse sombre et envahissante. Son auriculaire rebondit mécaniquement à chaque pulsation de ses artères. Sans se soucier du liquide qui s’accrocha à ses semelles elle se leva.
Ce n’était pas un rêve… non ?
Non. Elle était toujours là, devant la ligne de faute de la piste. À nouveau, elle l’avait attendue. La terreur se partageait mieux à deux.
La mâchoire de Rosaria trembla et elle recula avant de glisser sur les restes de son gin, rattrapée in extremis par Jacob dans son dos. Bouche bée par l’expression déchirée de Rosaria, il chercha vers la piste la raison de cette crise de panique que rien n’expliquait. Comme pour répondre au mouvement de Rosaria la créature fit un pas de plus, puis un autre, chacun d’eux accompagnés par des sons visqueux. Mini fit le tour de la banquette pour se placer devant Jacob et sans s’en rendre compte frôla le monstre qui ne s’offrait qu’aux yeux de Rosaria. Elle voulut crier, avertir Mini du danger, mais ses cordes vocales n’étaient plus capables de produire aucun son.
La forme fit un temps d’arrêt comme pour relâcher son attention de Rosaria, une nouvelle proie s’approchait. Mini regarda derrière elle, prise de terreur par l’agitation frénétique que cette jeune femme portait vers elle, mais il n’y avait rien. Rien d’autre que la longue piste sans vie. La masse avança et tendit son bras dégoulinant vers Mini et finit par la toucher. Cette dernière ne sentit rien. L’encre épaisse recouvra son épaule, puis son torse et son corps tout entier jusqu’à ensevelir son visage.
— Cette pauvre fille, qu’est-ce qui lui arrive ? Dit Mini.
La propriétaire des lieux secoua la tête, effarée par la tournure de cette soirée qui n’avait d’étrange à ses yeux que les réactions effrénées de l’amie de Jacob. Le spectacle était tout autre pour Rosaria. La créature, superposée sur le corps de mini, recouvrait la pauvre femme de sa substance visqueuse.
Un visage plus net se dégagea de la forme noire comme pour la narguer. Une mâchoire grotesque s’ouvrit, les parties supérieures et inférieures retenues par de fins tendons. Au long de sa courte vie, Rosaria n’avait jamais vu de cadavres pourrir, mais instinctivement, elle sut que c’était exactement ce à quoi cela ressemblait. La gueule béante dégoulinante d’encre noire poussa un cri. Un râle lancinant et moqueur. Une vie contre une vie.
Mini, terrorisée par Rosaria, courut vers les ambulanciers qui descendirent l’escalier.
L’autopsie
L’inspecteur fut plus malin que les précédents et s’installa derrière la paroi vitrée de la pièce voisine pour l’observer. Ce n’était pas le premier cadavre pour Margaret Larken et ça ne serait pas le dernier, mais celui-là, elle devait se l’avouer, lui accrocha sévèrement les narines. À côté de ce qu’elle aimait appeler « ses ustensiles », elle laissait toujours un pot de Vick Vaporub, une astuce qu’elle avait eu la chance d’apprendre il y a plusieurs décennies lors de sa première dissection. Elle dévissa le couvercle et enfonça généreusement son doigt dans le baume avant d’aligner deux petits tas épais le long de ses narines sous son masque. L’odeur d’eucalyptus chassa l’odeur de canalisation pourrie après quelques inspirations.
D’un geste mécanique, elle poussa les deux interrupteurs sur le mur. L’intense lumière du scialytique mit en scène le cadavre au milieu du bloc. Elle s’approcha et salua la caméra avant de tapoter sur le microphone qui pendouillait au-dessus de la table d’autopsie. L’inspecteur, à l’abri derrière sa vitre, désigna d’un pouce levé qu’il l’entendait.
Au premier coup d’œil elle sut déjà à quoi s’attendre. Ce n’était pas l’absence de sourcils, de cils ou encore les ongles noirs qui lui vendirent la mèche mais la sclérotique noire qui se cachait sous les paupières. Ce corps nu avec ces yeux noirs vitreux sortait tout droit d’un mauvais film. C’était un phénomène qui la dérangeait plus qu’elle ne l’assumait.
Le premier cadavre qu’elle avait eu l’occasion d’observer avec ces symptômes fut celui d’une tenante de bowling. C’était Margaret que l’on avait appelée pour relever le corps. La vieille femme avait été retrouvée un matin, étendue dans le local des employés, la gorge recouverte d’une substance noire séchée. Deux autres corps avaient suivi les semaines suivantes. Deux infirmières, toutes deux employées dans le même hôpital. C’est l’inquiétude qui s’était propagée auprès du personnel qui obligea les autorités à s’intéresser de plus près à ces corps.
La femme sur la table était une libraire. D’après les témoins, elle s’était mise à convulser avant de s’écrouler derrière son comptoir. Elle douta que personne n’ait essayé de l’aider à la vue de ce regard noir et de la bave noire qui avait dû s’échapper la minute avant sa mort. C’était d’ailleurs la seule particularité qui restait sur la partie externe de son corps, ce liquide brunâtre séché le long de son menton et de son cou. À l’exception d’un bleu sur la cuisse gauche, qui devait surement sa présence à un coin de commode mal placé, il n’y avait rien de particulier.
Elle plaça une cale entre la partie supérieure et inférieure de la mâchoire pour analyser la cavité buccale. Là aussi, aucune surprise. Les dessus des dents étaient noircis à l’exception de deux plombages qui avaient fait leur temps. Avec une pince, elle pressa la langue jusqu’à ce qu’un liquide noir suintât des pores. Par réflexe, elle s’abstint de respirer le temps de la vérification, la pommade était efficace mais un relent d’air imprévu du larynx le serait encore plus. Après avoir enlevé la cale, elle inclina le cou du cadavre sur le côté en prévision de ce qui allait suivre.
Avec son scalpel, elle fit une petite incision au milieu de la gorge et un filet de bile noire gicla sur la table avant de s’écouler difficilement, malgré l’inclinaison, vers le réservoir dans un égouttement désagréable. Avec une petite spatule métallique, elle releva un échantillon qu’elle plaça dans une petite fiole. Les trainées noires que Margaret laissa en frottant ses gants sur son tablier lui donnèrent plus l’air d’une mécanicienne que d’un médecin légiste.
Son scalpel glissa sous les clavicules et descendit jusqu’au nombril avant de s’arrêter au niveau du pubis. La peau se souleva comme un vieux livre pour révéler la cage thoracique. À l’aide d’une cisaille, elle sectionna les côtes dans un bruit sourd d’une vieille carcasse que l’on dépiaute. Ses gestes étaient précis et économes. À l’aide de ses mains et de longs ciseaux, elle sépara les viscères et les aligna le long d’une table métallique.
L’ensemble des organes, des intestins au foie, des reins aux poumons, ou bien de la trachée au cœur, semblaient tous légèrement cuits. À l’image d’un bout de viande qu’on laisserait décongeler trop longtemps dans un micro-ondes. Les poumons n’étaient pas rouges ce qui signifiait qu’il n’y avait pas eu d’asphyxie. Quelques traces similaires à de la suie noire étaient visibles en surface malgré l’absence d’incendie ou de départ de feu dans la librairie. La dernière particularité était le saignement en nappes sur l’estomac qui était généralement signe d’agonie. La conclusion de ce rapport, comme les précédents, serait délicate à donner.
Épilogue - Un nouveau monde
L’odeur chaude et humide du premier sous-sol du métro était particulièrement désagréable ce soir-là mais Rosaria ne s’en plaignit pas. Sa nouvelle devise était que tout pouvait être pire. Absolument tout. Sa méthode pour se déplacer s’était bien rodée depuis sa sortie de l’hôpital. Avancer la tête baissée ou la tête haute sans demander son reste. Évidemment, marcher la tête haute c’était pour l’extérieur, à l’intérieur, elle préférait garder la tête baissée. Ce n’est pas que les plafonds étaient particulièrement dangereux mais elle gardait un mauvais souvenir de sa dernière partie de bowling.
Quand le crissement de métal sur les rails retentit, elle n’était qu’en haut des marches. Elle se précipita vers les portes et bouscula au passage une jeune femme sans même s’en rendre compte. Elle n’entendit pas non plus les mots doux de cette dernière. Alors que les bruits des pneumatiques furent suivis par la fermeture des portes elle agrippa la barre de métal en hauteur. C’était mieux de ne pas l’avoir dans son champ de vision. Dieu merci, l’hygiène était en général déplorable dans ces conserves mais une mauvaise surprise pouvait si vite arriver. Le vent de panique qu’elle avait eu après avoir vu ce foutu reflet dans le chrome de son robinet fut presque fatal. Tout du moins fatal pour Jacob qui préféra couper court à leur relation. Il suffisait d’un détail.
La voix féminine annonça la cinquième station quand elle quitta la rame. Ce trajet elle le connaissait par cœur. Par le passé, elle aurait pris la rue qui faisait face à la bouche de métro car c’était le chemin le plus direct pour rentrer chez elle, mais depuis quelques jours, elle préférait faire un petit détour.
À une petite centaine de mètres au coin de la rue siégeait une librairie. La libraire laissait toujours un stand de livre à disposition que les passants pouvaient alimenter et emprunter à leur bon vouloir. Le plus surprenant c’est que tout le monde jouait le jeu et ce stand avait réussi à traverser les années.
Rosaria adorait prendre l’un de ces livres avant de commander l’un des thés que proposait la libraire aux flâneurs. Il ne lui restait ensuite qu’à s’assoir sur une des chaises et à profiter de sa lecture avec un effluve de jasmin sous le nez. C’était sans compter sur l’état irréprochable des vitrines. Celui qu’elle vit dans le reflet devait être le cinquième, ou le sixième peut-être. Elle avait déjà perdu le compte. Sur le moment, elle s’était dit que Keller avait raison, et que la solution était de leur tenir tête. Bien qu’elle fût dans un lieu public, cette idée lui parut bonne.
La silhouette se colla sur la vitre dans un mouvement si vif, qu’elle s’attendit à la voir exploser. Mais non, une fois devant, la chose la traversa lentement comme si elle dut franchir des barreaux invisibles. Le scénario fut le même, au deuxième pas saccadé elle poussa un cri étouffé et elle décampa comme une voleuse devant les yeux ébahis de la clientèle et de la libraire. Le lendemain, elle passa devant la librairie en jetant un regard furtif et elle eut un grand soulagement. La chose avait disparu, comme pour les deux de l’hôpital. Depuis, elle préférait faire un détour deux rues plus haut pour rentrer chez elle. À part de petites maisons à trois étages et une église en briques rouges perdue au milieu de la rue, il n’y avait pas de reflets dangereux.
La nuit était douce et calme quand elle arriva devant son appartement. Dans la grande vitre qui dominait la partie supérieure de la porte d’entrée, l’une de ses choses siégeait dans l’ombre. Là aussi, un moment d’inattention avait suffi. La silhouette n’attendait qu’un nouveau signe d’affection de Rosaria pour la rejoindre.
Le lampadaire qui faisait face à l’entrée ne fonctionnait plus depuis longtemps et ça l’arrangeait bien. Le poids de son sac tirait sur son épaule. Lentement, elle laissa sa main atteindre l’objet rugueux qu’elle avait déposé à l’intérieur une heure plus tôt. La brique serait surement assez lourde pour briser la vitre. C’était la meilleure solution. Elle jeta un coup d’œil à droite et à gauche et la jeta férocement. Son regard croisa l’ombre piégée dans l’autre monde au moment où la brique s’élança. Elle courut se coller sur la vitre avant de disparaitre au milieu des dizaines de morceaux qui éclatèrent sur le sol. Rosaria était déjà loin quand les lumières du voisinage s’allumèrent. Elle dormirait à l’hôtel cette nuit, pour un repos bien mérité.
Oui, elle pouvait le dire, ces dernières semaines avaient été chargées.