
Boy
Scheurer Nicolas
v2.2
Date : 2019 / 2020
Genre : Thriller / Fantastique
Résumé (Cliquez pour afficher)
Rupert Davis, journaliste au Boston Herald, interview Boy Seeto, un homme condamné à la perpétuité à l’âge de seize ans pour le meurtre d’un enfant. Boy clame depuis toujours que son meurtre était justifié.
Juin 1983 — Procès de Boy Seeto
L’avocat de la défense s’approcha lentement du box de l’accusé. Le garçon avait le dos légèrement vouté. Son visage rivé vers le sol masquait ses yeux rouges. Sa silhouette fine, perdue dans un costume noir bien trop grand, rebondissait entre chaque sanglot. Malgré ses 16 ans, il n’avait l’air que d’un gosse.
— Mais la grande question qu’ils se posent. Et cela chaque jour, dit l’avocat, le doigt pointé vers les parents sur le banc de la défense. Cette grande question c’est « Pourquoi ». Pourquoi l’avoir tué ?
Boy renifla avant de relever légèrement sa tête. Son visage était rouge en contraste avec ses cheveux blonds qui retombaient au-dessus de ses sourcils.
— Je n’ai pas eu le choix.
L’avocat rapprocha légèrement son visage, ses mains encrées sur le rebord du box.
— Pour tuer ? Pour tuer, on a toujours le choix.
Le garçon frotta ses yeux avec énergie. Son regard était plus sévère.
— Ne rien faire, c’était en tuer d’autres.
— D’autres ?
L’avocat leva ses mains pour exprimer son étonnement avec une exagération théâtrale. Boy regarda les parents dans les yeux. C’était la première fois depuis qu’il s’était assis dans ce box.
— Il l’aurait fait… il aurait fini par tuer.
La mère enfonça son visage entre ses mains et éclata en sanglots. Son mari la prit dans ses bras et jeta un regard assassin vers le garçon. Au milieu du chahut, l’avocat prit la photo de Timmy Blake et la pointa vers le garçon puis vers le juge.
— Ce garçon ? À huit ans ?
Boy baissa la tête à nouveau.
— Il aurait fini par le faire… il aurait fini par le faire.
Juillet 1988 — L’interview
Rupert referma la portière de sa Ford Crown Vic de location. Sa chevelure ébouriffée surgit dans le reflet de la vitre conducteur et il profita de l’instant pour passer sa main dans ses cheveux et les remettre en place. Il ouvrit la porte arrière et prit sa veste de velours beige qui était pliée soigneusement sur la banquette. Il se dirigea lentement vers le coffre pour y récupérer sa sacoche. Avant de le refermer, il prit le temps d’observer les lieux.
Le complexe pénitentiaire derrière lui était propre et récent. L’ensemble des bâtiments étaient conçus de briques rouges accompagnées de quelques nuances de briques noires. Il se dit que cette dernière touche avait dû être mûrement réfléchie par quelques cols blancs après des heures interminables de réunion. En face de lui se trouvait la route qu’il avait empruntée pour venir, et derrière elle, s’étendait une pelouse d’une dizaine de mètres qui finissait par s’enfoncer dans une nuée d’arbres. Ils ne devaient sûrement leurs survies qu’a l’utilité qu’ils avaient à dissimuler la prison aux habitants, à leur faire oublier la présence de criminels à quelques pas de leurs domiciles. Un peu de verdure pour leur faire oublier que de toute façon, un jour ou l’autre, ils finiraient tous par redevenir l’un de leurs voisins. L’air était chaud, mais agréable avec sa petite brise printanière. S’il n’y avait pas les miradors et les grillages barbelés, l’endroit aurait pu sembler paisible. Il enfila sa veste et ferma le coffre d’un geste vif avant de jeter le mégot de sa Salem au sol et de se mettre en route.
Il entra dans le bâtiment par l’entrée visiteur. Le hall était étroit, sobre et peu éclairé. Les murs blancs scindés au milieu par une bande verte éveillaient en lui le malaise qu’il éprouvait habituellement dans les hôpitaux. Le sol était recouvert d’un damier sans fin, des carreaux noirs et blancs qui se succédaient parfaitement jusqu’à une découpe maladroite aux abords de chaque mur. Il remarqua le panneau d’affichage en liège sur sa gauche avec de brefs mémos à propos des règles de visite. Un long couloir succédait ce hall presque inutile. À son abord, une plante verte avec de grandes feuilles, jaunies pour la plupart, essayait de duper l’atmosphère austère du lieu. Trois files d’attente, dont deux équipées d’un portique de sécurité, s’étendaient sur toute la largeur du couloir. Seule la file la plus à droite était prise en charge par un agent.
Bien qu’il soit en avance d’un quart d’heure, une quinzaine de personnes étaient déjà présentes. Rupert se mit à l’écart et fit un signe vers l’employé respectant scrupuleusement les instructions qu’il avait reçu par téléphone deux jours plus tôt. Ce dernier le remarqua et le salua sobrement de la tête. Il longea la file au centre de son index pour l’inviter à se rapprocher. Rupert acquiesça en silence et enjamba la simple chainette de plastique blanche et rouge qui était disposée entre deux piquets. Quelques regards vindicatifs se posèrent sur lui alors qu’il doublait l’ensemble des visiteurs. Malgré son expérience, il ne supportait pas d’être jugé sans connaissance de cause, il prit soin de les dévisager froidement. Tout en continuant la fouille d’un des visiteurs, l’agent lui jeta un bref regard.
— Vous êtes le journaliste ?
— Tout à fait. Rupert Davis. Je suis là pour l’interview de…
Il fut interrompu par une voix grave et caverneuse venant d’un bureau à droite des portiques.
— Bougez-pas.
Un bruit de chaise strident résonna jusque dans le couloir.
— Je m’occupe de vous.
Une armoire de deux mètres de haut avec un embonpoint certain sortit lentement du bureau, l’air décontracté avec un léger sourire en coin de courtoisie. Sur sa chemise, une petite plaquette dorée arborait son identité, « P. Prescott ».
— Je peux voir votre carte de presse ?
Rupert s’exécuta et Prescott l’étudia avec attention. Comme prévu, elle était associée au Boston Herald et il apprécia que la photo soit récente. La coupe de cheveux était identique, rasée de près sur les côtés, balayée vers l’arrière sur le dessus, cheveux bruns accompagnés d’une teinte de gris sur les côtés qui trahissait son âge. Prescott prit un bac en plastique rigide et le posa sur la petite table qui était à côté du portique.
Il invita Rupert en silence à se débarrasser de ses effets personnels. Habitué à la manœuvre, il ouvrit sa sacoche en cuir usé et vida le contenu. Il déposa son magnétophone, un Panasonic qu’il avait acheté deux ans plus tôt lors d’un reportage au Japon. Certes un peu lourd, mais il ne lui avait jamais fait faux bond. Avec lui, il déposa son jeu de piles et de cassettes, son carnet de notes ainsi que son stylo Parker.
— On tient à cœur son métier j’vois, lui dit Prescott en hochant lentement la tête.
— C’est mon job, répondit avec sérieux Rupert.
Il palpa les poches de sa veste et y retira les clés de sa Ford de location ainsi que son portefeuille en daim. Prescott, toujours avec ce sourire presque factice, pointa du doigt le sol à côté lui pour l’inviter à passer le portail. Rupert s’exécuta en silence et sans surprise pour lui, il sonna. Avec son pouce il souleva délicatement la chainette métallique qu’il avait autour du cou. Prescott remarqua la plaque d’identification militaire et hocha la tête avec un sourire plus sincère cette fois. Il parcourra la silhouette de Rupert avec le détecteur portable qui ne décela rien de supplémentaire.
— On a mis une salle à votre disposition. L’agent Miles va arriver dans quelques minutes pour vous accompagner.
Rupert acquiesça et se dirigea vers le banc le plus proche quand Prescott l’interrompit.
— Au fait Davis, un conseil avec ce gamin, il aime inventer des histoires. Ne vous faites pas avoir.
Rupert sourit.
— Aucun risque.
Il glissa le magnétophone délicatement au centre de la table et enclencha l’enregistrement. Le clic du bouton pressoir résonna dans la pièce comme pour leur rappeler le silence qui y régnait. Comme à son habitude pour ce genre d’exercice Rupert se donnait un air sérieux presque intimidant. Tout du moins, il l’était pour l’homme en face de lui. Difficile de se dire que c’était la même personne que le gamin de 16 ans qu’il avait vu sur les photos de son arrestation. À présent, il devait faire un bon mètre quatre-vingt et sa silhouette était svelte. Ses cheveux étaient négligés et lui retombaient sur les épaules sans pour autant lui donner une impression de laisser-aller. Pour autant derrière ce physique plus imposant il avait gardé ce visage juvénile de son adolescence.
Son attitude trahissait son intimidation. Son regard n’avait pas croisé celui de Rupert depuis son arrivée, pour autant il semblait joyeux à l’idée de cette rencontre. Il découvrait cette salle pour la première fois. Dans ses yeux se reflétait l’admiration qu’un voyageur aurait eue à la vue d’un paysage époustouflant malgré la sobriété de la pièce. Bien qu’austère, la salle était spacieuse avec au centre une simple table métallique aux pieds carrés, presque collée aux trois grandes fenêtres qui longeaient l’une des largeurs de la salle. Le soleil était à son zénith et ses rayons inondaient tout l’espace en se réfléchissant sur le revêtement du sol en PVC blanc, teinté de quelques grains noirs, ainsi que sur la peinture brillante des murs blancs. Jusqu’à maintenant, les deux hommes n’avaient jamais eu l’occasion de converser de vive voix, et encore moins en face à face.
— Ça dure combien de temps ? dit l’homme en se frottant le menton, le dos courbé et les yeux rivés sur le magnétophone.
— On parle de notre session ou de la cassette ? Rupert répondit avec son sourire de façade dans l’espoir d’apaiser la tension qui était palpable. Le garçon pointa son doigt vers le magnétophone.
— Plus d’une heure par cassette, et j’en ai plusieurs sur moi. Il se redressa sur sa chaise peu confortable. On n’a pas à se soucier du temps.
Rupert était un habitué de ces séances même s’il ne les appréciait pas vraiment. Depuis ses débuts en tant que journaliste pour l’armée, il s’était toujours considéré comme un homme de terrain, un observateur silencieux. Coucher la dure réalité sur papier, sans mensonge, sans artifices. Une réalité brute et crue, c’était ça sa définition du boulot. Mais tout au long de sa carrière, il avait eu l’occasion de croiser toutes sortes de profils, et que ce soit dans son propre camp ou dans l’autre, personne n’est innocent. L’horreur se cache derrière chaque sourire, au détour de chaque défaite, et elle est toujours enterrée sous chaque victoire.
À bientôt cinquante ans, Rupert avait besoin de calme et de légèreté, mais il était doué pour révéler la répugnance de l’humanité, et ça, son rédacteur le savait. C’est pourquoi aujourd’hui il se trouvait avec un tueur de gosses. Ces deux dernières années, plusieurs disparitions avaient eu lieu autour de Milwaukee dans le Wisconsin. Toutes dans la communauté gay. C’était suffisant pour lancer la rumeur d’un nouveau tueur en série dans toutes les rédactions, et quoi de mieux que de remuer de vieilles affaires pour faire patienter les lecteurs avant une prochaine victime.
— On démarre ?
Le garçon en face de lui avait déjà son attention perdue vers la cour extérieure, vide de détenus à cette heure.
— Boy ? Tu es prêt ?
Boy tourna son visage vers la table, le regard vague. Rupert désigna le magnétophone d’un léger signe de la tête et son sourire forcé.
— Prêt ?
— Ça enregistre déjà ? Il se redressa et hocha vigoureusement la tête. Son visage avait d’un coup un air enjoué. Je suis prêt ! Allons-y !
L’histoire du « Boy » était connue dans tout l’État du Michigan. Le crime était assez sombre pour attirer les lecteurs les plus voyeurs, et l’innocence du « Boy » ferait douter les plus sentimentaux d’entre eux. D’après Carter son rédacteur, le procès de ce garçon il y a quelques années avait été intéressant, tantôt rongé par les remords, s’excusant à tue-tête, en larmes, et à d’autres moments, justifiant ses actes comme n’importe quel criminel.
Rien d’original de prime abord, mais ce garçon aujourd’hui âgé de vingt et un ans avait capté l’attention de Carter, et c’était à Rupert que revenait l’honneur et le privilège de rendre l’histoire intéressante. Comme à chaque interview qu’il menait il commençait par des questions simples pour jauger le degré de coopération de son interlocuteur, et de son intelligence également.
— Je te laisse te présenter.
— Mon nom, tout ça ?
— Exactement.
Boy dessina des cercles invisibles avec son doigt sur la table avant de démarrer.
— Je m’appelle Boy. Boy Seeto. Je suis né en « 66 à Houghton. Il fixait le plafond pour préparer méthodiquement ses prochains mots. J’ai vingt et un ans. Et dans… Il prit un instant avant de continuer. Vingt-six jours ! Dans vingt-six jours, ça fera un an depuis mon transfert dans cette prison. Sa mine devenait plus enjouée. Et cinq ans et onze mois depuis mon arrestation.
Sa réponse lui donnait un air de premier de la classe qui voulait faire bonne impression le jour de la rentrée. Rupert n’avait connu que le dernier rang, et même si les bancs de l’école remontaient à plusieurs décennies il l’avait déjà compris à l’époque. Derrière les premiers de la classe se cache toujours une faiblesse qui n’attend qu’à être exploitée.
— Donc Boy est vraiment ton nom de naissance ? Ce n’est pas un surnom ?
— Oui, dit-il en rigolant. Ma mère m’a vraiment appelé Boy. Elle n’a jamais eu beaucoup d’imagination, alors trouver un prénom…
— Ça a le mérite d’être court et facile à retenir.
— Ça ne m’a pas empêché d’avoir un surnom, BS. (1)
Rupert pouvait deviner sur son visage un mélange de tristesse et de nostalgie.
— Seeto c’est le nom de ta mère non ? Pourquoi n’as-tu pas pris le nom de ton père ?
— Mon père ? Il était déjà parti bien avant ma naissance. Il rigola à nouveau. Et honnêtement, je préfère quand même Seeto à Dick. (2)
La jambe droite de Boy rebondissait nerveusement sur le sol.
— Tu as grandi à Houghton dans le Michigan ?
Subitement, un sourire espiègle s’empara du visage de Boy, tel un petit garçon à qui l’on offre la possibilité de faire une bêtise.
— Non. Il tapotait ses doigts sur la table au rythme de sa jambe. J’ai grandi à Boston.
— Boston ? répondit Rupert un peu surpris. Qu’est-ce qui a poussé ta mère à aller aussi loin que le Massachusetts ?
— Non, pas ce Boston-là ! J’ai grandi dans le petit Boston, celui du Michigan ! (3)
Rupert répondit d’un air confus
— New Boston ?
— Mais non, rétorqua-t-il en rigolant, fièrement amusé par ce tour qu’il ne répétait visiblement pas pour la première fois. Boston, dans le comté de Franklin, « à côté » d’Houghton.
Rupert n’en avait jamais entendu parler. Son ignorance l’agaça intérieurement.
— C’est un coin pas très connu.
Son regard croisa celui de Rupert pour la première fois et il trouva son sourire bien désagréable.
— On ne peut pas tout savoir dit Boy.
Rupert ouvrit son carnet de notes au papier jaune et y inscrivit son premier commentaire. Boy, il souligna d’un trait marqué le prénom et écrivit à côté, Petit con.
Quitte à vouloir jouer, Rupert se décida à le tester tout de suite et voir s’il était réellement prêt à aller au bout. C’était le moment de rentrer dans le vif du sujet et de voir s’il était venu perdre son temps ou non.
— Peux-tu nous dire pour quelle raison tu es ici ?
— Pour meurtre. Son air enjoué s’envola instantanément et il plongea dans le vide sidéral de la table.
— Je suis ici parce que j’ai tué… Il avala sa salive avant de continuer. Pour avoir tué le frère d’un ami…
Le reflet de la lumière brilla avec plus d’intensité sur les pupilles de Boy, mais il battit ses paupières avec ferveur pour effacer cette émotion. Il fixa à nouveau le plafond avec un sourire.
— C’est pour ça que je suis ici. Il inspira profondément et se balança légèrement en arrière jusqu’à tenir en équilibre sur deux pieds de la chaise. Je suis un tueur, monsieur Davis.
Septembre 1982 — Mobile home des Seeto
— J’arrive pas à ouvrir le robinet !
Ça faisait déjà plusieurs jours qu’il n’y avait plus d’eau chez les Blake, et comme chaque fois, Boy était de corvée pour surveiller le petit Timmy. Cette fois encore il s’était assis sur le bord du lit, le rebord des draps serrés inconsciemment entre ses poings. Il avait le sentiment d’être un poisson piégé dans un aquarium, obligé à en faire le tour sans cesse. Les mêmes décorations qui vous entourent, le même visage qui vous observe sans réelle attention, la même émotion à enterrer au fond de soi.
La solution pour sortir la tête de l’eau, il la connaissait. Il leva lentement son visage. Son regard traversa la chambre et la pièce principale, pour finalement finir sa course de l’autre côté du mobile home sur le miroir qui s’étendait sur toute la hauteur de la porte entrouverte de la salle de bain. Malgré la distance, il arrivait à deviner les stigmates de la brûlure qui marquait la joue du petit Timmy. Cette putain de brûlure. Pourquoi fallait-il que ce soit lui ?
— Boy ! Tu viens ?
Il se leva lentement et resta immobile les bras ballants. Un dernier moment de réflexion même si dans son subconscient, le choix était déjà fait. Il finit par bouger une jambe, puis l’autre, et il enchaina les pas, les uns après les autres. Sa démarche était celle d’un condamné à mort, réticente et forcée.
La peur qui vous dévore un peu plus à chaque enjambée. La fin qui se rapproche après chaque pas. La peur de rentrer dans cette pièce et d’affronter son jugement. La peur… oui… mais avec elle… la promesse d’une délivrance, le soulagement, la libération… l’espoir d’une vie nouvelle. Il s’arrêta sur le pas de la porte de la salle de bain.
— Tu pleures ?
Il observa le petit Timmy avec tendresse. Il aurait bien voulu lui dire pardon, lui expliquer pourquoi, mais il ne comprendrait pas. Personne ne pouvait comprendre, et de toute manière, il n’en avait pas la force. Elles n’auront pas à souffrir, se dit-il intérieurement pour se donner du courage, personne n’aura à souffrir. Tu resteras un enfant innocent, pour toujours, oui. Pour toujours. Il ferma la porte en silence.
Juillet 1988 — L’interview
Rupert rapprocha sa chaise de la table, le bruit strident du frottement métallique sur le sol accompagna son mouvement.
— Parle-moi de ta première expérience avec la mort.
La question perturba Boy qui se figea quelques secondes.
— La première ?
— Oui. Le souvenir que tu associes en premier avec la mort.
Boy fixa à nouveau le plafond pour trier méthodiquement les classeurs imaginaires que composait sa vie.
— Les animaux.
Quelle déception pensa Rupert, un tueur qui découvre le plaisir de la mort sur les animaux. C’était d’un banal.
— Pourquoi les animaux ?
— Dans le coin où j’habitais, on croisait souvent des animaux morts.
— Que faisais-tu avec ces cadavres ?
— C’est… Il semblait un peu honteux par ce qu’il allait répondre. Avec les copains, on se lançait des défis, on se provoquait les uns les autres. Qui osera toucher le cadavre, qui osera le bouger, qui osera le… Une certaine répulsion pouvait se lire sur son visage. J’ai déjà parlé de Ted ? Ted Cook ?
Rupert secoua la tête
— Non, pas encore.
— Il avait déjà quinze ou seize ans quand je suis arrivé et… c’est toujours lui qui avait les idées tordues. Un jour, il a demandé à ce que l’un d’entre nous ouvre un des cadavres avec son canif.
Rupert attendit une suite qui ne vint pas.
— Et qui s’est porté volontaire ?
— Je voulais leur prouver que j’étais fort, que je valais quelque chose. Son visage était rouge-écarlate à présent. Le claquement de ses semelles en caoutchouc résonnait en rythme dans la pièce.
— Qu’est-ce que tu as éprouvé sur le moment ?
— J’étais… il respira un grand coup. Du dégoût, de la tristesse et de la fierté.
— Qu’est-ce qui te rendait fier ?
— D’être plus fort que les autres.
Ses yeux étaient rivés sur la table, le dos légèrement courbé. Il allongea timidement son bras droit et toucha le magnétophone du bout de son index avant de continuer.
— C’était dégueulasse. On aurait dû le voir venir pour Ted avec des idées aussi tordues.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à ce Ted ?
— Il a violé une fille… entre autres…
Quel était le pourcentage de chance pour que deux maniaques émergent d’une même communauté ? Assez élevé se dit Rupert. Avec le niveau d’intelligence que devaient avoir les parents, l’isolement, la détresse financière couplée à un manque d’éducation et à une absence totale d’ouverture au monde, c’était un nid parfait pour éveiller les pulsions des plus fragiles. Certains lui reprochaient ses jugements rapides et ses nombreux raccourcis, mais Rupert avait conçu ses propres conclusions sur des champs de bataille. Ceux qui se posaient le plus de questions étaient souvent ceux qui rentraient dans un joli sac noir.
— Entre autres ?
— Il a été accusé d’un viol, mais…
À la surprise de Rupert, Boy, toujours le dos légèrement courbé vers la table, leva la tête pour l’observer. Son regard était similaire à celui de son fils quand il lui demandait d’avouer une de ses bêtises, avec la promesse qu’il n’allait pas le punir. Une expression pleine d’interrogation qui cherchait à deviner si une plus grande punition l’attendait.
— Mais ?
— Je sais qu’il a tué quelqu’un.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Boy n’osait plus parler. Son dos était complètement courbé, le bras droit allongé et le doigt à quelques millimètres du magnétophone.
— C’est dingue ce que le vieux continent a inventé non ?
Rupert fut surpris par cette réflexion.
— Pardon ?
— La cassette. C’est des Belges qui l’ont inventé. Leurs yeux se croisèrent très brièvement, à nouveau un sourire espiègle s’installa sur le visage de Boy. Rupert garda sa frustration pour lui.
— Non… je ne savais pas. Il prit un temps d’arrêt avant d’enchainer. Et le saxophone. Tu sais qui l’a inventé ?
Boy leva les yeux au plafond comme chaque fois qu’il plongeait dans sa mémoire. Il ne répondit pas.
— Un Belge. Rupert sourit avant de se lever et de s’étirer.
Sur sa gauche s’étendait une série de trois grandes fenêtres. De là, il pouvait observer la cour extérieure. L’état impeccable des pelouses le surprit ainsi que la géométrie parfaite des chemins de promenade qui se joignaient pour former un losange précis. Le soleil tapait à plein régime contre la vitre et faisait monter progressivement la température dans la pièce.
Quelques gouttes de sueur s’écoulaient déjà le long de son dos. Il retira sa veste délicatement et la posa avec attention sur le dossier de sa chaise. Un distributeur d’eau était sur sa droite à côté de la porte, il marcha dans sa direction et se servit un gobelet. Il ne comprenait toujours pas l’intérêt de ces gobelets triangulaires.
— C’est une information délicate que tu as entre les mains. Un meurtre.
Le bruit du gobelet dans la poubelle résonna.
— Comment sais-tu qu’il est responsable d’un meurtre ?
— Je n’ai pas de preuves, mais j’en suis sûr…
— Et qui aurait-il tué ?
— Il faut que je vous parle de l’enclos à chiens du vieux Grimes…
Son regard était de nouveau vague, plongé à contrecœur dans ses souvenirs. Son expression laissait peu de place à la nostalgie, juste de l’amertume. Rupert resta silencieux.
— Le vieux Grimes habitait à l’entrée du parc, c’était l’un des premiers à s’être installé dans un de ces mobiles homes. Il aimait bien les chiens, enfin je crois.
À nouveau, Boy s’arrêta. Rupert se décida à attendre qu’il continue sans son intervention. Cette fois-ci, il le laisserait reprendre son fil de pensée lui-même. Une vingtaine de secondes passèrent et aucun changement d’expression ne pouvait se lire sur le visage de Boy. Il finit par reprendre comme si de rien n’était.
— Il en avait trois, mais ils passaient leur vie dans un enclos. Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils faisaient peur. Il fallait les voir quand il les nourrissait, on aurait pu faire disparaître un cadavre par semaine avec ces trois-là. Ses mains étaient croisées et ses cheveux masquaient en partie son visage. Bordel, c’était de sacrés chiens.
Il inspira un grand coup avant de continuer.
— Ces dobermans me foutaient vraiment la trouille, et Ted, ça le faisait marrer chaque fois de me voir sursauter quand ils aboyaient. Un jour, je devais avoir douze ans, je suis passé devant et les trois chiens se sont mis à courir vers moi en sautant violemment sur le grillage. Ils m’ont tellement surpris que je suis tombé. Ted ne m’a pas loupé et ça l’a fait marrer. Je tremblais de peur et sans réfléchir je l’ai insulté… je l’ai regretté dans la seconde quand j’ai vu son regard. Il était furieux.
Le haut du crâne de Boy devenait humide, Rupert ne sut dire si c’était la chaleur ou l’intensité de son souvenir.
— Cet enfoiré, il m’a attrapé par le col et il m’a collé contre la grille pour énerver les chiens, mais ils se sont calmés. Ça l’a mis dans une de ces rages. Le loquet s’ouvrait facilement de l’extérieur. Il a décidé de l’ouvrir et de me jeter à l’intérieur… je me suis écroulé sur une de leurs gamelles.
Boy frotta ses mains moites sur son pantalon et s’épongea le haut du crâne. Une fois de plus, il était hésitant à continuer.
— Comment ça s’est terminé Boy ?
— Ils sont venus rôder autour de moi, à me secouer du bout de leur truffe, puis ils se sont mis à grogner et à m’aboyer dessus, juste devant mon visage. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. La seule chose dont je me souviens après ce moment, c’est quand mon beau-père m’en a collé une en plein à visage. J’étais debout avec mon pantalon imbibé de pisse.
Cette remarque l’amusa un court instant et il se tût. Rupert se leva perplexe et le dos encore plus humide. Il se servit un nouveau gobelet.
— Boy, si l’on publie un article sur ton histoire, il y a peu de chances que l’on te fasse des éloges. Il jeta son gobelet. C’est l’occasion pour toi d’offrir un nouveau regard, d’expliquer ce qui t’a amené à ton acte, de donner une chance aux lecteurs de voir en toi, autre chose qu’un tueur de gosses. Il voulait que ses mots soient incisifs, qu’il pénètre l’armure du garçon.
— J’ai… j’ai arrêté de rêver depuis ce jour dans l’enclos.
— De rêver ?
— Oui. De rêver, la nuit.
Une prison n’est pas faite pour t’aider à rêver, se dit Rupert intérieurement.
— Aucun rêve depuis ce jour-là ?
— Non. Juste des cauchemars
Février 1980 — Mobile home des Seetos, Boston.
Seul, au milieu du néant, il n’y avait rien d’autre qu’un épais velours noir entre lui et l’horizon. Il se sentait comme une sonde abandonnée au fin fond de l’espace. Rien d’autre que le silence. Ce n’était pas le calme que l’on appréciait après une journée éreintante, non, mais plutôt le silence lourd et inquiétant, celui qui vous suit et qui vous menace au milieu de la nuit. Celui qui se cache dans notre dos lorsque l’on remonte les escaliers d’une cave. Celui qui se cache et qui vous guette derrière l’obscurité de chaque ruelle. Un néant stérile et sans odeur, juste ce gout métallique persistant sur le bout de sa langue.
Il respirait doucement cet air sans substance et peu à peu, il se sentait oppressé par le vide qui l’entourait. Cette force invisible virevoltait discrètement autour de lui. Une compression timide sur sa poitrine au premier abord, mais suffisante, pour que chaque inspiration soit plus difficile. Il pouvait sentir la pression sur sa cage thoracique et sur l’ensemble de ses organes. Sa respiration devenait plus rapide et saccadée, marquée par la panique et l’angoisse. Son cœur battait la mesure à un rythme de plus en plus effréné.
Ses articulations tiraient sur toutes les intersections de ses membres comme si chaque morceau de cartilage cherchait à fuir son enveloppe charnelle. L’étau sur le haut de son crâne se serra de plus en plus, il sentit ses yeux prêts à s’exorbiter et ses tympans sur le point d’exploser. Il n’était plus qu’un vulgaire chiffon prisonnier dans un poing serré, mais comme à chaque fois, au moment où son corps tout entier aurait dû imploser, une note aigüe et douce résonna.
L’onde sonore s’éparpilla autour de lui, sans qu’aucun obstacle puisse la ralentir. Elle emmena avec elle la force qui lui perforait les tympans, la chaleur qui lui brûlait les poumons et la douleur qui écrasait chacun de ses muscles. Une brise fraîche caressa ses pieds nus et pour la première fois il remarqua la douceur du sol, frais, lisse et agréable, bien qu’invisible au milieu des ténèbres. Détendu, il prit conscience de son corps et de sa capacité à le mouvoir.
Il finit par bouger ses pieds l’un après l’autre. Il marcha pendant ce qu’il lui parut une éternité, mais comme chaque fois, elle apparut. Une petite lueur qui se démarquait dans l’opacité de l’horizon. Une lumière discrète qui lui apporta réconfort et soulagement, une oasis synonyme de paix et de tranquillité. La lumière fut plus vive à chacun de ses pas, pour finalement s’atténuer jusqu’à laisser place à un petit escalier qui menait à une porte en contrebas.
L’ensemble détonait dans le vide sidéral qui englobait ce décor. Le petit escalier avait été grossièrement façonné d’un béton brut de piètre qualité. Une rampe métallique, complètement rongée par la rouille le bordait. La porte, sans chambranle ni structure pour la soutenir, gisait seule comme un portail. Seule et mystérieuse au milieu du néant
Son pas était hésitant sur chacune des cinq marches de l’escalier. Leurs irrégularités, autant pour leurs longueurs que pour leurs hauteurs, rendaient la descente périlleuse. Le béton froid et rugueux était sévère sous ses pieds. La porte était simple et composée d’un bois de mauvaise qualité. Le vernis craquelait à différents endroits, accompagné par une mousse de moisi qui diluait sa teinte verte et blanchâtre à différents endroits. Une lumière douce et orangée s’échappait par les quatre petits carreaux qui habillaient la moitié supérieure de la porte.
Une crasse épaisse l’empêchait de distinguer avec certitude ce qu’il y avait à l’intérieur. Il tendit doucement sa main vers la poignée rouillée, mais comme chaque fois, il hésita à la tourner. Une moiteur subite émergea des paumes de ses mains et une chaleur intense se propagea sous l’épiderme de ses pommettes au point que la salive vienne à lui manquer. Il le savait. C’était à ce moment. C’était toujours à ce moment qu’il se souvenait de ce qu’il y avait derrière la porte.
L’angoisse afflua dans tout son corps. Il fit demi-tour et remonta les cinq marches deux par deux avant d’être arrêté net par une force invisible qui souhaitait le retenir dans ce décor. Il se retourna, debout sur l’escalier et se mit à pleurer. Son dos glissa petit à petit contre cette force invisible et il finit par s’écrouler sur la première marche. Machinalement, il croisa ses bras sur son torse et agrippa ses épaules avec ses mains. Il se balança légèrement d’avant en arrière avec l’espoir vain de se bercer et de tout oublier. Il supplia de tout son être pour qu’on le laisse en paix, et qu’on le laisse se réveiller. Mais il le savait, pour quitter cet endroit il devait ouvrir la porte et l’affronter.
Après un long moment assis sur l’escalier, il finit par se lever. Les yeux noyés dans ses larmes, il prit une grande inspiration. Il ferma ses paupières, son visage tordu par sa répulsion à l’idée d’entrer. Il ouvrit fébrilement la porte. Malgré tous ses efforts, un haut-le-cœur lui prit immédiatement. Cette odeur. Cette odeur de pourriture, épaisse et chaude. Ce semblant de choux pourris, cette puanteur qui vous laissent un gout en travers de la gorge après son passage. Aucune expérience au cours de sa jeune vie n’était comparable à l’odeur qui envahissait la pièce. Il aurait préféré plonger au milieu des bennes à ordures qui longeaient le parc de mobile home plutôt que de devoir supporter cette odeur putride une seconde de plus. La putréfaction. Voilà la meilleure description qu’il en avait.
Il prit conscience des sons autour de lui. Un claquement répété à quelques pas devant lui. Celui d’une lame qui s’enfonce avec vigueur sur un plan de travail après avoir accompli fièrement sa mission. Ce qui lui glaçait le sang c’était le moment où la lame produisait ce bruit sourd après avoir été stoppé au cours de sa course par un élément plus solide. Puis vint le gémissement… le râle gras, épais et muqueux qui n’avait rien d’humain. Il ouvrit les yeux. Ses larmes creusaient un couloir brillant au milieu de la sueur épaisse de son visage. Il voulait crier. Il criait. Mais il n’émettait aucun son malgré la brûlure qu’il ressentait dans sa poitrine.
Il s’écroula comme un pantin sur ses genoux. Il pouvait voir la jeune fille, au même niveau, la tête dans le vide à l’extrémité de la table qui lui faisait face. Elle aussi essayait de crier, mais elle n’en avait plus la force. Il leva les yeux et il était là. Son hachoir haut dans le ciel prêt à retomber, l’impact d’un jugement dernier sur une vie sacrifiée. L’homme leva la tête et le côté droit de son visage fut illuminé, révélant une peau irrégulière presque plastifiée. Une peau répugnante qui arborait les vestiges d’une brûlure passée. L’homme hésita avant de sourire maladroitement puis de s’exprimer avec une voix douce et cajoleuse.
— Elle… elle… elle ne voulait pas rester avec moi.
Boy sursauta quand le hachoir retomba, et mollement, un bras s’écroula sur le sol.
Juillet 1988 — L’interview
Un long silence s’écoula. Il fut finalement interrompu par le bouton d’enregistrement qui sauta annonçant que la bande eut fini son parcours. Rupert ouvrit sa sacoche et en retira une cassette vierge qu’il posa sur la table. Chacun de ses gestes résonnait religieusement dans la pièce. Il ouvrit le compartiment de son magnétophone et remplaça la cassette avant de refermer doucement le lecteur du bout de son index. Il s’apprêta à relancer l’enregistrement avant d’interrompre son geste et de fermer les yeux, il cherchait en vain à assimiler tout ce qu’il venait d’entendre.
— Pour résumer, tu es un visionnaire, capable de voir l’avenir ? Son ton était calme, mais il masquait avec difficulté son irritation.
— Pas vraiment. Boy se sentait idiot. Je vois un visage… et… et parfois la nuit suivante je fais un cauchemar.
— OK. Rupert enclencha l’enregistrement.
— Partons du principe que tu aies le flair pour deviner les penchants meurtriers des gens que tu croises. Rien d’impossible non ? C’est même le métier de certaines personnes.
Boy observait le sol entre ses jambes tel un enfant qui se prépare à se faire gronder.
— Donc on a Timmy et ce cauchemar que tu faisais tous les jours. Malheureusement, il n’aura jamais la chance de grandir pour te donner raison ou tort.
Ses mots étaient volontairement tranchants. Boy ne dit rien.
— Peu importe comment je tourne ça dans mon papier, ça ne donnera aucune perspective différente aux lecteurs.
Le pourquoi de son geste, c’est ce que Rupert était venu chercher ici. Le but n’était pas de le pardonner ou d’en faire une victime non, mais de donner aux yeux du monde une perspective. Quel drame avait-il pu connaître dans sa vie pour en arriver là ? Il y avait assez de guerre inutile, de fou et de détraqué pour qu’on y rajoute le crime du Boy, sans chercher à en tirer quelque chose, une leçon, un enseignement ou une introspection sur nous-mêmes. Malheureusement, il pensait qu’il n’allait pas en tirer grand-chose.
— Timmy n’a pas été le seul que j’ai vu…
— Je t’écoute.
— Danny William. Boy racla sa gorge avant de réussir à continuer sa phrase. Il a assassiné son codétenu il y a deux ans, peu avant mon transfert ici.
Volontairement, Rupert resta silencieux.
— Je le croisais chaque semaine à la blanchisserie. Et chaque soir, c’était le même cauchemar. J’ai dû supporter son regard presque trois ans. Son sourire de sadique. Le voir planter ce foutu stylo 27 fois dans cette gorge.
Boy secoua sa tête par dépit en se remémorant ces images.
— Pourquoi n’avoir rien dit à personne ?
Boy haussa les épaules.
— Parce que tout le monde a la même réaction que vous, monsieur Davis.
Rupert s’était levé et faisait maintenant face à l’une des trois fenêtres. Inconsciemment, il avait joint ses deux mains dans son dos. Il avait l’air d’un professeur dans une salle de classe qui prenait son mal en patience à l’écoute d’un exposé mal préparé. Quelle ironie, se dit-il, un tueur d’enfants qui trouve le meurtre d’un autre homme détestable.
— Dans ce monde si l’on pouvait prévoir les horreurs de chacun, j’aurais fait un métier très différent.
Quitte à faire un article sur le monde que s’est créé ce garçon autour de son meurtre, autant aller au bout, se dit-il à lui-même.
— Très bien. Disons que je te suis. Un deuxième rêve avec un codétenu qui se fait assassiner. Même si tu en as eu la volonté, rien n’a pu être fait pour empêcher ce crime. Ça ne rajoute aucun poids dans la balance.
Boy une nouvelle fois resta silencieux.
— J’aimerais revenir sur le petit Timmy, ça te va ?
Boy acquiesça.
— Qu’est-ce qui te persuade que c’était bien le petit Tim dans tes rêves ?
— Les cauchemars se sont arrêtés le lendemain. Après l’avoir…
— Mais à seize ans, après avoir noyé un enfant, ça ne te surprend pas que ton cerveau puisse réagir différemment le lendemain ?
Boy ne répondit pas. Ses mains étaient serrées devant ses genoux. Rupert pouvait voir que l’homme devant lui avait oublié de grandir. Il lui semblait perdu et un peu niait, mais il n’avait rien d’un tueur. Tout du moins, il ne pouvait pas le croire. Il avait vu trop de salopards au cours des trois dernières décennies pour ne pas être capable de les reconnaître. Ce gosse n’avait rien de tel.
Cette histoire résumait pourtant pourquoi il se sentait plus à l’aise dans un pays en guerre que dans le civil, même si les raisons sont souvent brouillées les horreurs sont plus faciles à expliquer. Quelques généraux offrent une excuse et ça laisse le champ libre à quelques détraqués.
— Boy. Il le fixa dans les yeux. Qu’est-ce qui t’a réellement poussé à l’acte ?
— Je ne pouvais pas le laisser devenir un monstre.
— Qu’est-ce qui te dit que ce n’était pas qu’un simple cauchemar ?
Boy hésita un instant, il ferma ses yeux et inspira à pleins poumons pour rassembler ses forces.
— La première fois que j’ai vu un homme et une femme, faire l’amour, c’était dans un de ces cauchemars.
Il fixa le plafond et prépara méthodiquement chacun des mots qu’il allait utiliser.
— Comme chaque fois, il y avait la note aigüe. Puis peu après, la lumière au loin. Dans ce cauchemar, la lumière laissait place aux phares d’une vieille Rambler. Elle était sale avec de la boue jusqu’aux portières, la peinture rouge avait perdu toute son intensité et il y avait de la rouille sur le bas de caisse. Je pourrais reconnaître cette voiture entre mille.
Rupert glissa ses mains dans ses cheveux, résigné. À quoi bon l’interrompre ? S’il pouvait garder une note positive de son après-midi, c’est que ce garçon savait bien raconter une histoire.
— Généralement, je faisais le tour de la voiture par le côté passager. Sa voix tremblait légèrement entre chaque mot. En m’approchant, je pouvais distinguer les pleurs, les gémissements et de là je pouvais le voir.
Son visage devenait de plus en plus rouge.
— Le pantalon à peine rabaissé sur ses cuisses, il tenait sa main avec fermeté sur la bouche de la fille, l’autre sur ses seins. Elle avait abandonné toute résistance, il la prenait avec force et je la voyais là, sans âme, en pleurs et le nez en sang. Son chemisier de serveuse à moitié arraché. La pauvre Karen…
L’ambiance était lourde et même si Rupert ne savait plus quoi penser, il l’aida à continuer.
— Tu la connaissais ?
— Non. Il secoua nerveusement la tête. Mais je pouvais lire son nom brodé sur son chemisier rose, vous savez ces chemisiers que certaines serveuses portent.
Seul le son d’un claquement de porte au fin fond d’un couloir accompagna ce nouveau silence.
— Ça me semblait interminable à chaque fois de l’attendre.
— À l’attendre ?
— Il faut toujours qu’ils me parlent. C’est seulement après que je peux me réveiller.
Le malaise était plus que perceptible.
— J’attendais qu’il glisse lentement l’une de ses mains vers sa gorge.
Rupert pouvait voir que ça lui en coûtait de se remémorer ce cauchemar, le T-shirt de Boy baignait dans la sueur.
— Elle… Il ferma les yeux un instant. Elle finissait toujours par avoir un sursaut de combativité. L’envie de défendre son existence. L’espoir de rester en vie. Mais il ne s’arrêtait jamais, il finissait par mettre ses deux mains… jusqu’à ce qu’elle s’endorme pour toujours. C’était seulement à ce moment-là qu’il remarquait ma présence. Désolé Boy, je n’ai pas partagé.
Le soleil glissait progressivement vers l’horizon et discrètement il avait jeté un voile orangé dans toute la pièce. Les derniers rayons s’étaient posés religieusement sur Boy.
— Comment savait-il ton prénom ?
— C’était Ted Cook… juste un peu plus vieux.
— Ted a été condamné pour viol, oui, mais sa victime est toujours en vie.
— Comme je le disais. « Il a violé une fille… entre autres ». Moi je suis sûr qu’il a déjà tué.
Boy regarda le soleil quelques instants.
— C’est quoi la distance entre la terre et le soleil ?
Rupert soupira involontairement après cette dernière question sortie de nulle part.
— … 150 millions de kilomètres… dans ces eaux-là. Pourquoi ?
Boy se frotta les yeux, embués après avoir fixé trop longtemps la lumière du soleil.
— Je me demande quelle révélation macabre il me laissera après son passage.
Extrait de la Press Gazette de Green Bay, 2 avril 1990
Ted Cook ? Violeur ET tueur ?
Ce lundi 1er avril, la police du comté d’Houghton a retrouvé un cadavre aux abords du lac Annie, à 15 minutes au nord de la ville d’Houghton. D’après le shérif Higgs, le cadavre retrouvé serait celui de Karen Helms, serveuse dans un dinner de Hancock, qui avait disparu en janvier dernier après sa journée de travail. Les causes exactes de son décès ne sont pas encore connues.
Le shérif du comté aurait obtenu le renseignement auprès de Mike Thorn, actuellement en cours de condamnation pour un vol à main armée, dans le cadre d’une négociation de peine. Mike Thorn aurait pris connaissance de l’emplacement de Karen Helms lors d’une discussion avec un certain Ted Cook. Ce dernier, déjà condamné pour viol en 1980, puis libéré en décembre 1986 pour bonne conduite, et actuellement entendu par la police dans le cadre de cette affaire. Ted Cook, violeur ou récidiviste au penchant meurtrier ? C’est là, l’énigme à résoudre pour les enquêteurs.
Maison de Rupert Davis, 4 avril 1990
Rupert était sans voix, la coupure de journal entre les mains. Il observait la photo de Karen, souriante avec son chemisier rose. Seule la lumière jaunâtre de sa lampe de bureau l’éclairait. Une lueur dans l’obscurité qui lui révélait simplement et sans détour une vérité nouvelle. Le cycle de la vie aux yeux de Rupert était simple. On nait puis on meurt. Porté par la chance ou par la misère, chaque être vivant devait gravir cette montagne que l’on appelle la vie.
Pour certains, l’ascension se fait équiper de baudrier, de crampons et d’un piolet. Une corde solidement nouée autour de la taille, accompagné d’un guide, prêt à lui tendre la main et à le guider vers le sommet. Pour d’autres, l’ascension se fait à mains nues, le corps meurtri par le froid, au gré des restes laissés par les expéditions précédentes, avec l’espoir, un jour peut-être, de pouvoir observer le sommet.
Le point commun c’est que tout le monde doit subir les courroux incontrôlables de cette aventure. Tout le monde doit affronter les vents glacials, les avalanches, la faune sauvage, et surtout, l’adversité de ses pairs. Ces semblables qui veulent profiter des connaissances des plus expérimentés sans devoir faire le parcours. Ceux qui souhaitent gouter au trésor du sommet sans avoir à le gravir. Ceux qui prennent plaisir à vous voir tomber pour pouvoir se satisfaire de leur maigre progression.
Pour Rupert, tout le monde devait vivre avec ce danger, cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, sans que personne puisse vous dire si elle s’abattra sur vous ou sur votre voisin, et si c’est le cas, quand elle le fera. Les inconnus de l’équation de la vie. Ces inconnues si vite oubliées, au point de négliger la valeur unique de la vie, au point d’oublier à quel point elle est précieuse. Il suffit finalement de quelques mots pour que vos croyances s’ébranlent.
Pouvoir prédire qui deviendra un prédateur, quelle absurdité.
Quand il vit que ses mains tremblantes, Rupert posa le journal sur le sous-main en cuir brun de son bureau. Ses yeux fixèrent sans but la rangée de livres soigneusement alignées sur l’étagère qui lui faisait face. Il ouvrit son agenda au jeudi 5 avril et nota, Visite — Boy Seeto
Il se leva et prit sa sacoche qui trônait sur son fauteuil de lecture. Il y glissa son magnétophone ainsi que son carnet de notes puis hésita quelques instants, les yeux rivés sur un cadre de son bureau. Il finit par le prendre nerveusement dans ses mains et tordit les deux agrafes qui fixaient la plaque d’aggloméré au dos. La photo glissa au sol et il vit le visage de son fils qui l’observait silencieusement.
Pouvoir prédire qui deviendra un prédateur, quelle absurdité.
Seul au milieu de la nuit, il glissa la photo dans sa sacoche.
Notes de bas de page
(1)
Boy Seeto : B.S
BS est un raccourci du mot Bullshit (connerie) en anglais
(2)
« Dick » se traduit vulgairement par « bite » en français.
(3)
Boston dans l’État du Massachusetts : 685 000 habitants
New Boston dans l’État du Michigan : 9600 habitants
Boston dans l’État du Michigan : beaucoup plus petit, population exacte inconnue.