
La Sphère
Scheurer Nicolas
v3.2
Date : 2018 / 2019
Genre : Thriller / Fantastique.
Cette nouvelle est la première que j’ai écrite. Ses défauts de construction ou encore de style suffiraient à expliquer son absence de ce site. Toutefois, je tiens à la partager pour une raison simple : à toute aventure, il y a un commencement.
Résumé (Cliquez pour afficher)
Tom est bloqué dans la circulation avec sa fille Nina. Une ambulance se faufile entre les voitures avec à son bord un objet mystérieux capable de réduire à néant la civilisation.
Elle semble si fragile. Je l’observe depuis un moment. Une éternité. Un bleu éclatant recouvre sa surface. Un bleu apaisant et rassurant qui contraste avec l’opacité ténébreuse qui s’intensifie à chaque fois que j’essaye de deviner ce qu’elle cache en son cœur. Sa forme est parfaite et extatique comme venue d’un autre monde. Sa douceur est surprenante et rassurante à l’instar de son toucher glacial et inquiétant. J’ai le sentiment de tenir le monde dans ma main. À chaque seconde elle prend vie, et ses pulsations jaillissent au rythme de mon cœur. Elle se nourrit de mon énergie et de la chaleur de mon corps. Elle laisse subtilement un froid net et vif s’installer. Elle est là, posée sur ma paume, la moindre pression signerait sa fin. Elle semble si fragile.
Thomas est plongé dans ses pensées. Cela fait déjà plusieurs minutes qu’il roule avec un grésillement en guise de fond sonore, sa station favorite étant hors de portée depuis un moment. Sa fille Nina profite d’une sieste passagère bercée par les vibrations de la voiture. Le paysage défile à vive allure, monotone. Le soleil essaye de glisser quelques rayons au travers de la dense forêt de pins qui longe la route depuis plusieurs kilomètres.
Un bourdonnement discret et lointain lui fait progressivement reprendre conscience de la tonne d’acier qu’il a entre les mains. Ce moment lui laisse le même sentiment que le matin même où il lui a fallu plusieurs minutes pour comprendre que la mélodie lointaine et lancinante qu’il entendait n’était que l’alarme désagréable de son réveille-matin. Cette capacité du cerveau à pouvoir agir seul simplement guidé par le subconscient le surprendra toujours. Tous ces kilomètres dévorés par pur automatisme, oubliés à tout jamais.
Son attention se porte sur un hélicoptère. Il est surpris de la basse altitude de l’engin qui ne doit être qu’à une cinquantaine de mètres tout au plus au-dessus de la route. Le jaune brillant de l’appareil couplé à la lumière vive du soleil embrume la vue de Thomas quelques secondes. Un ralentissement soudain marqué par une nuée de halos rouges l’oblige à freiner brusquement avant même d’avoir l’occasion de se frotter les yeux.
Nina est éjectée de son sommeil, réveillée par la compression de sa ceinture de sécurité qui l’empêche de basculer tête la première sur le siège passager.
— Mais quel con celui-là !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Désolé ma puce, c’est le mec devant qui vient de piler… ça va ?
— Ça va, dit-elle les yeux plissés et le regard encore vague.
— Et aller… tout le monde se traine maintenant…
Bien que le rétrécissement de deux à une voie ne soit que dans cinq kilomètres, la circulation se transforme déjà en un bouchon dense. Chaque voiture roule à présent au pas. L’attention de Thomas reste focalisée presque inconsciemment sur l’hélicoptère qui semble s’éloigner au-delà de la voie rapide. Sûrement un accident… se dit-il exaspéré à l’idée de perdre son temps sur la route en ce début de week-end d’octobre. Petit à petit, une série de Klaxons habille le fond sonore et Thomas à contrecœur est obligé de s’arrêter et de prendre son mal en patience. Il se retourne vers sa fille avec un air amusé sur son visage.
— Ce n’est pas aujourd’hui que l’on arrivera chez maman à l’heure. À ton avis combien de temps va-t-elle tenir cette fois ?
— Elle est déjà derrière son rideau. Et à la première seconde de retard…
Nina mime un couteau sous la gorge avec son pouce.
— T’es foutu !
— Je lui sortirais mon plus beau sourire en arrivant.
Nina lève les yeux au ciel.
— Quoi ? Tu penses qu’elle ne craquera plus jamais pour cette tête d’ange ? Il lui mime un sourire de tombeur exagéré qui fait rire Nina de bon cœur.
— Sauf que t’as pas une gueule de porte-bonheur papa !
— Hé ! Pas de ça dans ma voiture ! Il lui fait un petit clin d’œil complice avant de continuer à moitié sérieux, pas un mot sur la soirée ciné d’hier OK ? Elle va me tuer sinon.
— Tant que tu m’assures que l’on remet ça la prochaine fois, j’dirais rien.
— Encore plus maligne que ta mère toi.
À douze ans, Thomas se surprend toujours de la maturité de sa fille. Malgré son visage angélique qu’elle cache toujours derrière ses petites mèches blondes, il a l’impression d’avoir affaire à quelqu’un de plus adulte que la moitié de son entourage. Heureusement que ses gouts vestimentaires douteux avec sa jupe plissée orange et ses collants aux couleurs de l’arc-en-ciel lui rappellent la petite fille qu’elle est toujours. Ou peut-être cela lui rappelle-t-il les gouts douteux de sa mère qu’il n’arrive toujours pas oublier ? Il préfère ne pas se poser la question.
Les automobilistes semblent résignés à leurs sorts et attendent en silence le dénouement de cette attente interminable. Quelques téméraires affrontent le froid sec et presque hivernal de cette matinée d’automne avec l’espoir de discerner une quelconque animation au loin. L’un d’eux, un homme d’une cinquantaine d’années, rabougri mais robuste, surprend Thomas en passant avec assurance par-dessus la glissière de sécurité. L’homme grimpe ensuite avec une grâce bien dissimulée sur un muret bétonné qui sépare les deux sens de circulation. Thomas un peu amusé descend sa vitre et l’interroge.
— Alors ? Vous arrivez à voir quelque chose ?
— Non… pas vraiment. Il met sa main en visière sur son front pour mieux discerner l’horizon. Ce qui m’surprend, c’est qu’il n’y a personne.
— Comment ça ? demande Thomas d’un air surpris.
— De l’autre côté ! Pas une voiture.
Une brève tension parcourt le corps de Thomas. Depuis qu’ils sont à l’arrêt, il n’a vu aucune voiture défiler dans l’autre sens. À vrai dire, il n’arrive même pas à se souvenir quand il a vu un véhicule passer de l’autre côté pour la dernière fois.
— Ça va m’sieur ?
— Oui. Ça… c’est juste… c’est surprenant, répond Thomas nerveusement.
L’homme le regarde un peu suspicieux avant de redescendre avec prudence du muret.
Thomas sent au fond de lui ses battements cardiaques s’accélérer. Une vague d’inquiétude met ses sens en alerte et son premier réflexe est de chercher la station FM locale. Sa gorge s’assèche à mesure que les différentes fréquences défilent pour laisser derrière elles un grésillement solitaire. Il regarde nerveusement autour de lui avec l’espoir caché de croiser d’autres regards inquiets, mais comme pour le contredire, une voix presque religieuse sort finalement des enceintes.
« Circulation fluide ce matin, ralentissement à prévoir sur… » Il pose sa tête sur son volant quelques secondes avant d’appuyer nerveusement sur le bouton "mute" le regard figé sur le tapis de sol. Il hoche la tête, gêné par sa réaction stupide.
— Je regarde trop de films, se dit-il à lui-même.
— Papa, tu devrais la prévenir.
— Elle ne t’a pas envoyé de message ?
— Ha. Ha. Ha. Très drôle, lui répond-elle en insistant sur chaque syllabe avec une mine renfrognée.
Il se souvient de l’un des rares points où il a su se mettre d’accord avec sa mère, pas de téléphone le week-end, et celui de Nina se trouve actuellement avec ses affaires dans le coffre. Rapidement, il sort son appareil de la poche intérieure de son blouson posé négligemment sur le siège passager.
— OK, je l’appelle.
Il parcourt l’historique avant de s’arrêter sur le contact "Sa mère". Il rapproche le téléphone de son oreille rassuré par le LA synthétique de la tonalité. Après 10 longues secondes sans réponse le message d’accueil du répondeur se déclenche. Comme à son habitude il hésite assez longtemps sur le choix de ses mots pour finalement ne laisser qu’un message vide de son.
— Papa…
— Je réessaierai après, dit-il, perdu dans l’horizon vide de voiture sur sa gauche.
— Papa…
— Quoi ?
Il se retourne un peu agacé avant d’être surpris par l’animation au loin. Depuis le pare-brise arrière, il distingue les gyrophares bleus d’une ambulance qui essaye en silence de se faufiler comme un serpent dans la circulation à l’arrêt. Les cons, se dit-il intérieurement. Quelle idée d’envoyer une ambulance dans la circulation et de l’obliger à rouler au pas alors qu’un boulevard est disponible de l’autre côté. Malgré cela, il est rassuré de savoir qu’un accident est à la source de ce blocage. Ça lui évitera une éternelle discussion avec la mère de Nina.
Par anticipation, il rapproche son véhicule de la glissière condamnant au passage le côté conducteur. Un SUV blanc sur sa droite l’imite et avance de quelques mètres pour se glisser tant bien que mal sur le bas-côté. L’ambulance arrive difficilement au niveau de Thomas et à sa surprise elle ralentit pour finalement s’arrêter à quelques mètres en parallèle, le véhicule légèrement en biais avec le nez vers la glissière.
Thomas observe avec attention le conducteur. Il ne le sait pas encore, mais cet homme va changer sa vie à tout jamais. Ce moment fera partie de ces souvenirs qui restent gravés à vie. Ces instants fugaces figés à tout jamais que l’on peut revivre indéfiniment dans un perpétuel ralenti.
L’homme derrière le volant a le haut du front dégarni. Ses cheveux légèrement grisonnants sont glissés vers l’arrière pour masquer une calvitie naissante. Il porte une paire de lunette de soleil d’aviateurs qui cache en partie son regard sévère trahi par une ride du lion creusée profondément entre ses sourcils. Les lignes d’expression de son front sont suffisamment marquées pour deviner un homme d’une quarantaine d’années. Une barbe négligée de quelques jours masque difficilement la sueur qui suinte sur son visage. Les contours creusés autour de sa bouche sont ceux d’un homme qui a dû sourire autrefois. Il dégage une certaine antipathie avec son blouson en cuir trop large pour lui.
Usée par le temps, la couleur brune est entachée de décoloration plus claire à différents endroits. Une griffe à hauteur de la poitrine laisse entrevoir la doublure en tissu blanche sous le cuir. L’ouverture de son blouson découvre un t-shirt en V blanc usé au niveau du col et marqué lui aussi par une transpiration excessive. Ses mains serrent férocement le volant. Sa main droite est masquée par un gant de cuir et sur celle de gauche un tatouage est dessiné entre son pouce et son index sur le dessus de sa main. Un simple « L » inversé de deux petits centimètres de diamètre tout au plus. Pourquoi Thomas qui a habituellement une mémoire visuelle déplorable s’est-il souvenu de ce détail ? Il se posera toujours la question.
Après quelques regards répétés vers l’intérieur de l’ambulance le conducteur se décide à couper le moteur. La tête enfoncée dans son volant il finit par taper du poing à plusieurs reprises sur le tableau de bord et crie de toute sa voix des mots imperceptibles. À la vue de ce spectacle, Nina décroche instinctivement sa ceinture et recule au maximum autorisé par l’habitacle, son dos posé contre la portière arrière du côté conducteur. Thomas se retourne et pose difficilement sa main sur le genou de Nina qu’il remarque légèrement tremblant.
— Ce n’est rien ma chérie, ce n’est rien.
— Il va nous faire du mal ? Répond-elle le regard inquiet plongé dans les yeux de son père.
— Mais non ma puce, glisse-t-il avec un léger sourire et une voix qui trahit son incertitude.
— Tout va bien se passer.
Il observe une dernière fois le conducteur de l’ambulance qui relève la tête et fixe l’horizon. Après avoir pris une grande inspiration, ce dernier se tourne vers le siège passager avec un regard déterminé et soulève de sa main droite un fusil d’assaut avant d’ouvrir la portière.
Elle m’envoute à chacune de ses pulsations. Elle absorbe mes émotions et atténue chacun de mes sens, un à un, calmement et sans violence. Elle me présente une paix intérieure que jamais je n’ai pu connaitre. Elle emporte un de mes souvenirs à chacune de ses vibrations. Pour la première fois de mon existence il n’y a plus d’enfance, plus d’adolescence, plus de responsabilité, plus d’inquiétude. Juste un esprit libre. Ma conscience est claire et limpide et seul l’essentiel compte. L’instant, le moment, le présent. Il n’y a plus de flèche du temps, il n’y a plus d’avenir à anticiper ou de passé à porter sur ses épaules. L’émotion oubliée. La sensation originelle. La réponse à la grande question.
La porte arrière de l’ambulance s’ouvre et se laisse emporter par son inertie jusqu’à la limite imposée par ses gonds. Un jeune homme descend et essuie la sueur de son visage du revers de sa main. Il se mord nerveusement la lèvre supérieure, les sourcils serrés pour contenir ses émotions. Il observe les voitures autour de lui et remarque les passagers silencieux et immobiles, intrigués par le spectacle qu’il a à offrir. Une tête d’étudiant avec des yeux cernés par la fatigue. Ses cheveux blonds, courts et ébouriffés démontrent également l’absence de sommeil. Dans un autre contexte, n’importe qui aurait pu l’imaginer se réveiller d’une soirée trop arrosée. Vêtu d’un simple jean et d’un t-shirt malgré le froid sans que cela semble le déranger. Un bout de tissu humide est enroulé sur sa main droite qu’il serre fortement. Plusieurs auréoles bleues se superposent autour d’une tache plus sombre située au creux de sa main. Le claquement de la portière avant se fait entendre. Le conducteur descend de l’ambulance et croise furtivement le regard de Thomas et Nina. Il semble usé, mais déterminé. Son fusil en bandoulière, presque à la verticale, avec le canon à hauteur de sa cuisse.
— Alors, c’est terminé ?
— Oui.
L’étudiant se retourne et plonge son regard sur la vague de véhicule qui lui fait face. Il sort un paquet froissé de la poche arrière de son jean et en tire une cigarette.
— Rob… on ne peut pas l’arrêter seul. On est à bout.
Rob s’approche de la porte arrière de l’ambulance et observe l’intérieur.
— Je sais, dit-il dépité. Elle ne nous laisse pas le choix Chase. Si tu veux abandonner. Je comprends.
Un sourire illumine le visage de Chase.
— Pauvre con.
Il tire une bouffée sur sa cigarette. Elle se consume comme les dernières heures qu’il vient de vivre, par bouffée intense et puissante qui laisse derrière elle une nuée de cendre sans que rien puisse l’arrêter si ce n’est sa fin. Quelques automobilistes ont ouvert leurs portières et hésitent à se rapprocher, une jambe encore à l’intérieur de leur voiture. Chase scrute le ciel attentivement avant d’être sorti de son observation léthargique par une voix devant lui.
— Hé, vous allez bien ? Vous avez besoin d’aide ?
— Non, répond Chase avec indifférence, stoppé par la sensation désagréable d’avoir atteint le filtre de sa cigarette. Son attention est toujours portée sur l’océan bleu au-dessus de lui. L’allure négligée de Chase qui n’a rien de règlementaire pour un ambulancier soulève de la méfiance chez le conducteur.
— Elle est à vous cette ambulance ?
— Non. On l’a volée.
Il ne se rend même pas compte de l’insouciance de sa réponse. Trois semaines plus tôt, il lui aurait sûrement répondu « oui » avant de se frotter le nez entre son pouce et son index, réflexe inconscient qu’il avait après chaque mensonge. Aujourd’hui ? Cela n’avait plus d’importance.
— Vous faites peur à tout le monde j’ai l’impression, dit le conducteur.
Chase exprime une inquiétude comique en imitant la grimace d’un enfant qui se prépare à pousser le verre qui est au bord de la table, sans pour autant s’inquiéter des répercussions.
— Et ce n’est que le début. Chase continue avec une expression plus sérieuse. Écoutez monsieur, c’est mieux si vous restez dans votre voiture OK ?
Le conducteur reste immobile.
— Et pourquoi ça ?
— Bon… je vais te montrer un truc.
L’étudiant déroule lentement le tissu qui recouvre sa main. Il est suffisamment gorgé d’un liquide épais pour que quelques gouttes s’écroulent lourdement sur le sol. Le conducteur fait quelques pas en arrière, par répulsion, à la vue de la main du jeune homme. Ses yeux virevoltent entre la main et le visage de Chase.
— Je sais, je sais, c’est moche.
Il observe sa blessure avec un certain détachement. Sur le dessus, le violet de ses veines est si prononcé que la peau qui les recouvre semble avoir disparu. La chair tout autour ressemble aux reliefs d’une vieille carte. Une chair meurtrie par des blessures internes qui ont laissé place à de vastes crevasses vides de vie en guise de souvenir. De l’autre côté au milieu de sa paume trône un vaste cratère hideux et meurtri. Noir et sinistre il offre avec gratitude une bile épaisse et transparente à chaque pulsation, accompagnée d’une nuée de bulles minuscules qui apportent une touche un peu plus abjecte à sa misérable existence. Un léger dégradé bleu se forme sur les extrémités de la plaie pour mettre en avant une armée de vaisseaux sanguins qui dansent lentement, telles des anguilles, autour de la blessure. Sa main n’est plus que la toile d’une bactérie qui dessine avec amour sa pourriture et sa putréfaction. Le conducteur est pris d’un haut-le-cœur et Chase ne peut s’empêcher de réagir sur un ton humoristique.
— C’est vrai, c’est dégueulasse.
Le conducteur est décontenancé entre l’horreur de la blessure et la légèreté des réactions de Chase.
— Tu ferais mieux de t’éloigner. Crois-moi.
Rob descend de l’ambulance avec une grâce limitée même si ses mouvements sont précis et économes. Il tient fermement son fusil d’assaut par la crosse avec sa main gantée, l’index allongé fièrement au-dessus de la gâchette. Il se fige et fixe pendant un instant le conducteur. Les deux hommes s’observent hébétés. Le regard désinvolte de Rob lui demande sans un mot ce qu’il peut bien espérer tirer de cette situation qu’il ne contrôlera pas. Le son distant des rotors d’un hélicoptère interrompt la scène avant que le conducteur titube lentement vers sa voiture.
— Ça y est. Il est de retour, dit Chase en se rapprochant de l’ambulance.
— Plus qu’à attendre la cavalerie maintenant.
Les deux hommes s’adossent sur la porte arrière, captivés par l’engin en vol stationnaire. Chase sort sa dernière cigarette.
— Prêt à te rendre Rob ?
— Non.
Chase observe sa main. La blessure encore à nu.
— Mike vient d’y passer. Et moi… ça ne trainera pas. Tu ne peux pas cavaler indéfiniment.
— Je sais.
— Et honnêtement, tu ne trouveras pas de meilleurs Veilleurs.
Un sourire discret s’échappe des deux hommes. Chase continue.
— Tu crois vraiment qu’ils vont savoir s’en occuper ?
— Difficile à dire, elle est toujours à l’arrière ?
— Oui.
Chase jette sa cigarette au sol et l’écrase avec sa chaussure d’un geste mécanique avant de monter dans l’ambulance. Il redescend à la hâte avec un objet recouvert par un tissu. Son visage se contracte sous la douleur. Une fumée se dégage de son corps comme celle d’un sportif après un effort intense sous un froid glacial. À la seconde où il pose l’objet au sol, la fumée s’estompe. Il regarde Rob inquiet.
— Elle se réveille.
Ils observent les extrémités du tissu au sol qui se soulèvent et retombent aussitôt, caressés par un souffle invisible, un souffle de vie.
Rob se retourne et observe avec attention le tissu qui se soulève par à-coups.
— On improvise.
— Comment peut-elle se réveiller ? Dis Chase nerveusement. Ça ne fait même pas deux jours.
— Aucune idée. On se posera la question plus tard.
Il observe le visage de Chase qui se tord progressivement, la main sur son poignet pour contenir la douleur qui se fait plus vive à chaque seconde.
— Ça va aller ?
Il lorgne avec dégoût sur le cratère au milieu de sa main. Malgré son sourire crispé, il serre son poing et lève le pouce.
— Ne t’inquiète pas. Je m’occupe du prochain shift.
Rob hoche la tête en silence avec une certaine fierté. Dire que ce gamin était en train de griller ses neurones à coup de soirées trop arrosées quelques semaines plus tôt et le voilà aujourd’hui prêt à se sacrifier. Dire que personne ne sera là pour le remercier.
— Ils arrivent !
Chase pointe son index vers deux véhicules qui s’approchent à l’horizon sur l’autre voie de circulation. Le bruit de leurs moteurs est imperceptible avec le vacarme des rotors de l’hélicoptère toujours en vol stationnaire. Rob fixe le sol quelques secondes et se pose une fois de plus la même question. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je m’impose ça ? Il espère que Chase tiendra le coup par peur de perdre à nouveau une partie de lui-même. Pourquoi ? Il faut bien quelqu’un pour faire le sale boulot et même s’il refuse à se l’avouer, la survie est son terrain de jeu. Il prend une grande inspiration et relève la tête.
— C’est parti.
Il fait le tour de l’ambulance et grimpe sur le capot avant pour atteindre le toit. Il tourne à trois cent soixante degrés autour de lui pour évaluer la situation. Trop de civils, beaucoup trop. Il détache son chargeur et s’assure que les trente cartouches sont bien présentes avant de tirer sur la culasse et de loger la première balle dans la chambre. Il passe le sélecteur sur le mode « semi-automatique » avant de porter la crosse à son épaule et de regarder à travers la lunette vers les automobilistes. Il pose le doigt sur la détente avant de crier sans se retourner.
— Chase ! Ça dit quoi ?
— Toujours pas. Elle va prendre son temps aujourd’hui.
Fais chier. Il déplace son doigt à l’horizontale au-dessus de la gâchette et dévie son fusil légèrement sur sa gauche. Les deux vans gris ont ralenti leurs allures et s’arrêtent à un peu plus d’un kilomètre de leur position. Trois silhouettes blanches apparaissent et l’une d’elles donne trois coups sur le véhicule en tête de file. Il reprend sa route et avance au pas vers l’ambulance. Rob analyse la situation. Les glissières, le muret. Ça ne suffira pas. Il observe le SUV de Thomas à côté de l’ambulance avec un sourire coupable. Il saute sur le sol maladroitement, son agilité rattrapée par la fatigue de ses genoux.
— Ce n’est pas des flics.
— Bonne nouvelle ? Réponds Chase concentré sur l’objet rond sous le tissu.
— Espérons-le. Peu importe ce qui se passe, reste concentré sur ce que t’as à faire OK ?
— Compte sur moi.
Rob se positionne sur le flanc droit de l’ambulance, le bas-côté dans son dos. La hauteur du véhicule va lui permettre de se déplacer sans mettre à mal sa couverture et l’avant lui donnera une large ouverture. La voiture de Thomas lui servira d’obstacle entre lui et le muret qui sépare les deux voies. Parfait. Il s’apprête à se mettre en position lorsque Thomas bouge discrètement pour ouvrir la portière du côté passager. Rob alerté par l’ouverture centralisée qui se déclenche pointe son arme vers lui et le stoppe dans son geste.
— Reste dans ta voiture.
— S’il vous plait. Laissez-nous partir, répond Thomas avec une panique certaine dans son expression.
Rob lève son fusil et lui répète toujours aussi impassible.
— Reste dans ta voiture.
Thomas abandonne et ferme doucement la portière. Rob a déjà vu ce regard des dizaines de fois. Celui d’un homme perdu et dépassé par la situation. Celui d’un homme qui s’est toujours promis de défendre son enfant avant que la réalité ne vienne le frapper en plein visage. Il n’est qu’un vulgaire maillon sur une chaîne dont il ne maîtrise pas le mouvement.
Le van s’approche prudemment et s’arrête à quelques mètres du véhicule de Thomas. Rob remarque qu’ils se sont assuré une distance suffisante pour démarquer leur périmètre et avoir une vue dégagée sur Chase. Un assourdissant bruit de portière coulissante en total contraste avec leur approche s’ensuit. Trois personnes sortent du véhicule recouvert d’une combinaison blanche de la tête aux pieds et armé de fusil d’assaut. Leurs mains sont protégées par des gants noirs en plastique brillant avec sur leur dos une bouteille d’oxygène reliée à leurs masques par un tube.
Deux d’entre eux se mettent en position. L’un est accroupi derrière la glissière, son arme pointée vers Chase, et l’autre, à l’arrière du van, le canon pointé vers l’ambulance. Rob longe lentement vers l’avant de l’ambulance et glisse sa tête au-dessus du moteur pour observer la troisième personne. Elle fait un geste circulaire vers l’hélicoptère qui évacue dans la seconde et qui emporte avec lui le vacarme assommant de ses hélices.
Une voix de femme étouffée par le masque résonne. Déterminée et autoritaire.
— Ruben. Je suis l’agent Kowalski.
Ruben ? Rob est surpris d’entendre ce prénom sorti d’outre-tombe.
— On ne peut pas vous laisser rentrer en ville avec cette chose. Il va falloir coopérer.
Rob jette un œil vers Chase qui fixe l’objet au sol sans se soucier de l’animation autour de lui.
— Kowalski ! À la seconde où la voix de Rob résonne, l’homme à l’arrière du van vire son arme de la position vague qu’il scrutait vers son emplacement exact.
— Elle va se réveiller et vous allez devoir nous laisser faire notre job.
— Personne ne touche à cette chose. On ne veut pas de cadavres supplémentaires.
Rob reste silencieux quelques instants. De cadavre supplémentaire. Voilà à quoi se réduit l’action d’un Veilleur aux yeux du monde.
— Il y en aura beaucoup plus si tu ne laisses pas le petit gérer la situation.
— On veut comprendre ce qui est arrivé à cet homme.
L’agent près de la glissière profite de la discussion pour s’approcher discrètement de la voiture de Thomas avant de s’arrêter net, perturbé par un son étrange. Rob reconnaît ce sifflement salvateur qui résonne au fin fond de ses tympans. Un sourire se pose sur son visage.
— Allez, que la fête commence.
Le sifflement se mêle à un grésillement aigu et saccadé similaire à une vieille radio CB qui cherche désespérément à attraper un signal. Le bourdonnement d’abord discret puis de plus en plus insistant oblige tous les humains aux alentours à porter par réflexe leurs mains à leurs oreilles. Seul Chase reste impassible.
L’objet rond se met à vibrer en quinconce avec le bourdonnement. La couleur du goudron change millimètre par millimètre autour de l’objet. Une teinte sombre et violette se propage comme de l’encre sur une chemise, qui doucement, mais inéluctablement, part à la conquête de la matière. Une déflagration soudaine et puissante accompagnée d’une vague de vapeur bleu se projette violemment du centre de la sphère. En l’espace d’une seconde, toutes les voitures sont secouées et seules les personnes avec leurs appuis bien ancrés sont encore debout. Chase observe le spectacle qui s’offre à lui.
Des regards perdus d’automobilistes sonnés par leur airbag, d’autres, hébétés, gardent les mains sur leurs oreilles assourdies par la cacophonie ininterrompue des avertisseurs sonores et des enceintes de leur voiture. Certains plus effrayés se retrouvent piégés par la fermeture centralisée qui ne répond plus. L’horizon n’est plus qu’un nuage chaotique de lumières clignotantes. Chase s’accroupit devant l’objet qui trône fièrement à ses pieds. Une sphère bleue et sombre avec une multitude de filaments qui s’étendent de son cœur à sa surface. Il est une nouvelle fois émerveillé par sa beauté. Son regard est plongé dans le cœur de la sphère, sur cette opacité bleue ténébreuse qui flotte comme de l’encre dans un verre d’eau.
— C’est bon. Tu peux sortir, dit-il avec un ton doux.
Une brume bleue à peine visible accompagne une forme discrète qui essaye de s’échapper de l’objet. Aussi épaisse qu’un fil, elle s’échappe du centre de la sphère et s’élève avec une précision géométrique. Elle remonte doucement dans un mouvement saccadé, mais précis. Au fur et à mesure de sa progression, elle devient imparfaite et s’épaissit légèrement. Elle ressemble peu à peu à une branche morte discontinue. Une ronce accompagnée de ses épines minuscules tout droit sorties d’un mauvais conte. Le gris clair qui l’habille est teinté de multiples taches sombres qui marquent chacune de ses imperfections. La matière est indéfinissable. Impossible de dire si la forme est solide ou non. Ce fil d’Ariane s’élève péniblement jusqu’à la taille de Chase qui l’observe calmement.
— Aller, envole-toi, qu’on en finisse, dit-il avec amusement.
Les hommes dans leurs combinaisons sont un peu plus nerveux à chaque geste de Chase.
— Ne touchez pas à cette chose ! crie Kowalski sur un ton moins décidé que précédemment.
Le fil de la forme s’épaissit doucement. Chase observe le spectre qui s’étend devant lui avec une certaine admiration. Une brume légère et transparente continue de l’accompagner. Il lève lentement son bras et glisse sa main avec délicatesse à travers la forme qui s’évanouit en fumée à son contact. Elle reprend sa forme initiale à la seconde où il retire sa main. Elle virevolte devant son visage. Des petits éclats surgissent à son extrémité, accompagnés de minuscules branches qui essayent de s’allonger vers son visage pour finalement abandonner et disparaitre avant tout contact. Chase et Rob sont tous les deux soulagés devant cette réaction.
— Je vois que je suis toujours dans tes petits papiers. Merci, dit Chase en souriant.
Le fil redescend à un mètre du sol et commence son parcours dans le sens opposé à Chase. Sur le goudron, la tache violette continue de suivre son parcours en lieu et place de son ombre inexistante. De petites graines grises d’un centimètre surgissent du sol à la recherche d’une liberté perdue. À la seconde où elle éclate, une forme grotesque et transparente apparait pour disparaitre aussitôt avec un léger crépitement. Une anomalie de la nature qui cherche à rejoindre sans succès ce flux continu de perversion. Kowalski inconsciemment s’avance, absorbée par la vision de cette aberration.
— C’est quoi cette chose ?
La forme se rapproche du premier véhicule qui se trouve sur son chemin et remonte à hauteur du pare-brise. L’extrémité se fait plus large avec un diamètre de deux trois centimètres tout en gardant cette forme de ronce épineuse compacte et légèrement transparente. Elle marque un temps d’arrêt à deux centimètres de la carrosserie, un brin d’hésitation dans son mouvement. La conductrice est prise de panique à la vision de cette aberration. Elle essaye frénétiquement d’ouvrir sa portière qui reste bloquée. Les cris sourds de la femme enfermée dans son habitacle résonnent aux alentours.
Au premier contact de la carrosserie un bruit sourd et brutal se fait entendre, similaire au souffle d’une flamme qui lèche la surface d’une flaque d’essence. Les agents surpris s’accroupissent légèrement pour garder leurs appuis et la tête en avant, un réflexe qui répond à plusieurs années d’entraînement. La brume parcourt la silhouette de la voiture, triomphante, rongeant sur son passage la carrosserie. Chaque centimètre de la peinture métallisée est dévoré, écaillé et corrompu. Une rouille à la teinte bleutée prend place toujours accompagnée par cette vapeur à peine perceptible qui suit avec perfection la courbe du véhicule. Le plastique gris de l’habitacle se met à noircir et à suinter un liquide épais et visqueux. Le tissu des sièges s’effiloche de toutes parts avec ici et là des points blancs qui dessinent maladroitement de minuscules rosaces disgracieuses. La matière ne ressemble plus qu’à un vulgaire chiffon pourri par le temps.
La femme à l’intérieur n’a pas le temps de ressentir l’atrocité du moment. Elle reste figée comme une vulgaire statue dans cette pose affreuse qui marque la fin de son existence. Ses deux mains blanches et vides de vie sont encore accrochées fermement sur la poignée alors que son regard n’est plus que synonyme d’anéantissement. Tous les vaisseaux sanguins de son corps, pollués par cette forme de vie, emportent dans leurs courants tout espoir de vie. Un delta veineux siège sur son cou et dessine avec ironie une main ténébreuse.
La forme s’échappe dans une explosion rugissante de la poitrine de la conductrice, victorieuse et conquérante. Elle se sépare à présent en deux fils plus épais et plus assoiffés qui voguent chacun dans une direction différente. Tout cela semble durer une éternité pour les témoins malheureux de cette scène. Une éternité de quelques secondes. L’hystérie s’empare des hommes et des femmes qui étaient jusque-là presque impassibles dans leurs voitures. Les moins chanceux restent bloqués dans le ventre de leur futur cercueil. Pour les autres, courir aussi loin que possible est synonyme de survie. Fuir l’abomination de ce nouveau monde.
Après les premiers cris, Rob se plaque contre l’ambulance avant de hurler :
— Arrête-la Chase !
— Je… je veux l’observer encore un peu.
— Ne touchez à rien ! Rétorque Kowalski.
— Et on fait quoi à la place ? On regarde le monde disparaitre ? Chase, arrête-la.
Chase répond d’une voix presque trop faible pour être perçu.
— Le spectacle est terminé.
Il se baisse et marque un temps d’arrêt avant d’approcher sa main de l’objet. Une série de trois détonations résonnent, percutantes et vives, suivies de verres brisés en cascade. Les projectiles traversent le côté passager du pare-brise de Thomas pour s’échapper ensuite par la vitre adjacente. Ils finissent leurs parcours dans le dos du jeune homme. Son corps est projeté au sol dans un bruit sourd à côté de la sphère. Une vie s’éteint en un instant.
L’un des tentacules se déplace de sa précédente victime au corps de Chase en l’espace d’un instant dans une trajectoire incohérente et contre nature. Au sol, Chase est immobile face contre terre. Elle s’arrête à quelques millimètres de sa peau. De minuscules arcs électriques apparaissent par à-coup avant de se stabiliser et de rentrer dans la chair sans vie. La peau du jeune homme se blanchit instantanément et met en valeur toutes les veines de son corps. La complicité du réseau sanguin humain révélé aux yeux du monde.
— Non ! Crie Rob avec la rage au ventre.
Son corps se crispe de la tête aux pieds pour retenir ses pulsions.
— C’était mon dernier Veilleur.
Chaque mot s’échappe avec difficulté. Inconsciemment, une odeur de dissolvant et de métal brulant lui vient aux narines. Il connait la suite. Ces images qu’il se répugne à visualiser sans un certain plaisir. Une salve qui traverse le monde à trois fois la vitesse du son pour finir son parcours dans un crâne, dans un fracas d’os et de matières brunes. Il lève son arme vers l’agent avec un sourire involontaire. Rob pose le doigt sur la gâchette. Le destin d’une vie prêt à se jouer sur quelques grammes de pression. Il respire profondément l’œil rivé sur son réticule. Les gouttes de sueur perlent sur les fronts. À la seconde où il s’apprête à tirer, Rob est sorti brutalement de sa frénésie par l’écho de plusieurs détonations sourdes.
La sphère a atteint d’autres véhicules. Autour d’eux, la scène est apocalyptique. Le ciel est gris et un vent violent s’est levé. Une poussière métallique des restes de peintures des voitures tombe comme une pluie de cendres autour d’eux. Au loin, les bras de la sphère sont visibles, ils sautent lentement de voiture en voiture et piègent les malheureux tétanisés qui restent sur son chemin. Un rescapé arrive par miracle au niveau de Rob, le regard hagard et rempli de terreur. Il s’arrête perplexe devant cet homme armé. Pendant quelques secondes, une brève lueur d’espoir se lit sur ses traits. Il observe les silhouettes blanches qui détonnent sur ce paysage gris, leurs armes pointées vers Rob. Son regard virevolte entre les larmes de Nina et l’allure décomposée de Thomas prit au piège. Instinctivement, la lueur laisse place à un visage sans expression. Il reprend sa course sans réfléchir. Chacun pour soi.
Kowalski retire le masque de sa combinaison et révèle son visage fin et aiguisé. Quelques mèches de sa chevelure brune sont figées par la sueur de son front. Elle s’approche du muret pour mieux observer le cadavre de Chase dont le moindre semblant d’humanité est aspiré par la sphère.
— Comment arrête-t-on cette chose ?
Il retire son doigt de la gâchette et baisse son arme.
— En laissant en vie les Veilleurs.
Elle le regarde perplexe.
— Elle va s’intéresser à ce côté de la route. On a plus beaucoup de temps pour l’arrêter.
— Comment… ?
— Il suffit de la prendre dans sa main et si on a de la chance, on peut oublier tout ça.
— Et si on n’a pas de chance ?
Rob sourit inconsciemment avant de répondre.
— On recommence l’opération.
Malgré sa méfiance, l’horreur à ses pieds l’oblige à faire confiance à ses tripes et elles lui disent qu’il semble être le seul à savoir à quoi correspond ce chaos.
— Pourquoi ne la prends-tu pas ? Une once de jugement est perceptible dans sa voix.
— Moi ? Il serre le poing de sa main gantée. Pas de marche arrière pour moi.
Kowalski s’approche avec une certaine hésitation du corps de Chase, encore sous l’emprise du bras démoniaque, la chair à présent asséchée et les muscles atrophiés. Elle tourne autour et observe avec un certain dégoût mêlé d’admiration l’aberration à ses pieds. Elle se baisse devant l’objet. Ramasse-la. Elle cherche une quelconque approbation dans le regard de Rob. Ramasse-la. Elle descend sa main vers la sphère.
Au premier contact, elle est projetée comme un pantin sur plus de cent mètres et finit sa course écrasée contre la vitre arrière d’une voiture. Le fil d’Ariane se détache de Chase pour se projeter vers Kowalski quasi instantanément. Un cordon ombilical droit et monstrueux flotte entre Rob et la voiture de Thomas. Le corps de Kowalski rebondit au loin sur le sol suite aux convulsions provoquées par la sphère. L’un des agents se tourne vers Rob. Un frisson lui parcourt le dos lorsqu’il croise son regard noir.
— Enfoiré, dit l’agent.
— Il faut bien quelqu’un pour faire le sale boulot non ?
Rob lâche les derniers grammes de pression.
Ses yeux s’ouvrent devant l’habitacle humide d’une voiture inconnue. Le tableau de bord qui lui fait face n’est plus qu’une masse difforme sans réelle courbure ni particularité. Des particules de poussières mises en relief par un furtif rayon de lumière sont piégées dans l’air, immobiles. Sur sa gauche, des mains sont agrippées sur la poignée, des mains qui ne sont pas les siennes. Lorsque ses yeux rencontrent la surface réfléchissante du rétroviseur, celui-ci révèle le visage d’une femme qui lui est inconnu. Voir un autre visage que le sien dans un miroir est inconcevable et devrait éveiller une panique immédiate. Mais il n’en est rien. Seul le calme règne dans son esprit. Le silence des émotions.
Brusquement, l’habitacle s’éloigne. Une force inconnue attire cette fenêtre temporaire sur le monde vers le sol avec le sentiment d’arracher sa propre conscience de son corps. Cette ouverture se perd dans la crasse du châssis avant d’être trainée lentement le long de l’asphalte vers l’avant de la voiture. Une pause furtive dans l’obscurité d’un monde. Une note sur la portée d’une existence. Progressivement, sa vision s’élève au-dessus du monde. Ce paysage aurait dû être saisissant, excitant, voire effrayant. Des voitures à perte de vue, baignées dans une bruine de cendres métalliques. Des bras démoniaques et difformes à la poursuite de ces hommes et de ces femmes figés dans le dernier instant de leur existence. Le voile bleu persistant du gyrophare d’une ambulance couvre la scène. Une balise au milieu de ce désordre.
À l’horizon, une silhouette blanche est immobile dans le ciel, les bras tendus, éloignés à contrecœur de ce désir azur. Au sol, un agent dans sa combinaison est désemparé par ce nouveau prisme qui s’impose à lui. Un homme armé est rongé par la haine d’être piégé dans ce chaos persistant. Un père est paralysé par cette introspection forcée qui met un terme à l’illusion de contrôle qu’il avait sur sa vie.
La silhouette blanche se rapproche paisiblement alors que la vie autour d’elle s’anime à son rythme. Les cendres s’élèvent lentement. Chaque être vivant subtilement attiré vers l’aimant de ses origines. La silhouette abstraite se précise à mesure qu’ils se rapprochent tous deux du sol. Le visage fin de la femme se dessine peu à peu. La peur et l’horreur laissent place à l’émerveillement et la surprise. Elle est accroupie devant la sphère avant de se relever au rythme d’une vieille cassette que l’on rembobine. À reculons, elle s’éloigne de l’homme armé dans une démarche saccadée. Ce portail sur le monde est finalement attiré vers la sphère. Pour la première fois, elle ressent l’air qui remplit ses poumons.
Des fragments de souvenirs surgissent dans son esprit à mesure que la sphère s’approche. Les taches sombres et violettes qui entouraient l’objet disparaissent du goudron à chaque avancée. Cette forme circulaire est magnifique. Sur sa gauche, le corps de Chase est immobile. Juste le temps d’un instant avant de se relever comme un pantin. Les balles quittent la chair de son dos et laissent la possibilité aux trois taches rouges de son t-shirt de disparaitre. Les bris de verre se rejoignent dans un mouvement presque magique pour reformer le pare-brise. Chaque balle finit son parcours dans le canon de l’arme et ravale au passage la flamme qui les avait propulsées.
Ses yeux s’ouvrent finalement. La sphère sans vie semble énorme dans sa main. Elle semble si fragile. Le monde reprend vie. Le bruit du vent. Le froid qui lui frappe le visage. L’odeur des gaz d’échappement. Les klaxons des automobilistes impatients. La brulure dans sa main. La voix d’un homme.
— Nina… ?
Thomas dans sa voiture regarde, perdu, le siège arrière vide de sa voiture. Il relève la tête et voit sa fille au milieu de la route. À côté d’elle, Chase est surpris. Il prend délicatement la main de Nina pour accompagner son geste et poser la sphère sur le sol. Il se retourne vers Rob à la recherche d’une réponse, mais il ne trouve rien. Subitement, la voix de Nina résonne doucement.
— Tu étais…
Chase pose son index sur la bouche de la jeune fille et sourit.
— Ne dis rien. Je préfère ne pas savoir.
Il replace tendrement la mèche qui retombe sur le visage de Nina. Il la serre instinctivement dans ses bras.
— Je suis désolé.
Kowalski entre dans la salle et ferme soigneusement la porte derrière elle. La chaise métallique grince maladroitement sur le sol. Elle s’assoit et repousse délicatement ses cheveux derrière ses oreilles avant de démarrer la conversation.
— Le rapport n’a rien de concluant.
Elle avale nerveusement sa salive avant de continuer.
— Nous n’avons toujours pas réussi à déterminer ce que c’est.
Rob observe ses mains menottées, fixées à un crochet au milieu de la table.
— Elle s’est réveillée ? C’est ça ?
— Je ne suis pas sûre de comprendre ce que tu veux dire par "se réveiller".
Elle hésite un instant et se tourne vers le miroir sans tain sur sa gauche.
— On… Elle hésite à nouveau avant de reprendre. On a retrouvé Chase avec l’objet ce matin au laboratoire d’analyses sans que l’on comprenne comment. Il était à l’hôpital depuis deux jours sous surveillance.
Rob ferme les yeux, satisfait.
— Ce gamin est dément…
Le bruit de la ventilation s’impose dans la pièce, entrecoupé du grésillement d’un des néons au plafond.
— J’imagine qu’il est mal en point ?
— Oui. La blessure sur sa main a pris de l’ampleur. Les médecins ne lui donnent que quelques jours.
Il marque un long silence et scrute le regard perplexe de Kowalski. Elle est visiblement moins méfiante que la veille.
— Et la petite ?
— Elle semble aller mieux d’après le psychologue. Même si personne ne comprend pourquoi elle raconte cette histoire.
— Il n’y a plus que Chase qui peut la comprendre.
Kowalski secoue la tête entre dépit et incompréhension.
— Ruben, c’est quoi cette chose ?
— Un univers qui cherche à s’étendre.
Il observe son visage dans le miroir… perdu dans ses souvenirs. Il met quelques secondes pour revenir dans la pièce.
— La première fois… j’ai essayé de la prendre. Il serre les poings inconsciemment. Mais elle s’est accélérée. Elle ne s’est pas arrêtée.
Il inspire un grand coup pour contenir ses émotions.
— Pas de marche arrière pour moi.
— Pas de marche arrière ? Réponds Kowalski.
— Vous n’avez toujours pas compris ?