Le petit coup de pouce

Scheurer Nicolas

v4

Word


Date : 2021
Genre : Comédie, feel-good.


Résumé (Cliquez pour afficher)

Alan Ford est un vieil homme étrange sans un sou qui réside dans la suite la plus luxueuse du Marquis. Ses pérégrinations vont l’amener vers l’heureux ou l’heureuse élu de sa mission dans la capitale londonienne : donner un petit coup de pouce à un inconnu.


Chapitre I - Une nouvelle journée
Chapitre II - L'ascensceur
Chapitre III - La course
Chapitre IV - Juste un morceau
Chapitre V - Le portefeuille
Chapitre VI - Le ticket
Chapitre VII - Le métro
Chapitre VIII - Un visage familier
Chapitre IX - Épilogue

Chapitre I

Une nouvelle journée


Alan s’approcha à pas léger des deux portes-fenêtres arrondies qui s’élevaient du sol au plafond de la chambre de sa suite. Deux longs rideaux de velours bleus, soigneusement noués en belles accolades à l’aide de cordelettes dorées, bordaient le minuscule balcon qui se dissimulait derrière les grandes vitres.

Les mains sur la serviette enlacée autour de son crâne, Alan massa ses cheveux blancs humides tout en scrutant les passants en contrebas qui voguaient vers des destinations inconnues.

Depuis le troisième étage de sa suite, Alan avait une vue majestueuse sur le poumon vert de la capitale londonienne. Hyde Park s’étendait à perte de vue, sa toile verte recouverte d’une fine couche dorée. Alan s’amusa des minuscules figurines qui s’agitaient à l’horizon. Sur l’un des bancs qui bordaient la Serpentine, un couple se bécotait avec tendresse. À quelques mètres dans leurs dos, un ballon écumait les dernières gouttes de la rosée matinale, secoué entre le plat du pied d’un père et de son fils. Un chien, gueule béante, s’élançait dans les travées de terre à la poursuite d’un bout de bois.

Le vieil homme derrière son balcon ne put s’empêcher de sourire. N’en déplaise aux météorologistes, il lui suffisait d’ouvrir son parapluie au moment opportun pour ajouter quelques gouttes dorées sous ce soleil éclatant. Les promeneurs n’avaient toutefois aucune raison de s’inquiéter, la mission d’Alan à Londres ne se terminerait pas dans l’heure, la matinée leur appartenait.

Alan lança la serviette moelleuse par-dessus son épaule et balaya ses cheveux blancs vers l’arrière d’un geste vif. Ses pupilles vertes et profondes croisèrent les lunettes arrondies d’un jeune homme en costume qui détalait d’un pas mal assuré le long du parc. Le temps d’une seconde, Alan hésita à dénouer la ceinture de sa robe de chambre qui protégeait le malheureux d’un spectacle curieux. Non pas qu'il fut un aficionado de l’exhibitionnisme, non, Alan s’amusait de ces instants pour marquer la mémoire d’un inconnu pour une vie entière. Quoi de plus embarrassant que de voir un homme de plus de soixante-dix ans dans son plus simple appareil alors que l’on démarre sa journée ? Dans dix ans, autour d’une assiette d’œufs brouillés, entouré de sa petite fille et de l’amour de sa vie, ce souvenir surgirait sans prévenir dans l’esprit de cet homme. Une courte seconde suffisait à marquer une rétine pour l’éternité.

La main sur la ceinture de sa robe de chambre, Alan se ravisa et salua l’inconnu comme un soldat. Le costume gris lui répondit avec une main discrète et un sourire gêné avant d’accélérer son pas. Marquer les esprits était un plaisir de toute heure pour le vieil homme, mais il préférait user de finesse et d’élégance, et surtout, il savait que cet homme en contrebas n’était pas celui qu’il chahuterait aujourd’hui. Aucun signe ne l’avait encore guidé vers l’objectif de sa mission à Londres.

La montre d’Alan l’attendait sur la commode demi-lune à gauche des deux portes-fenêtres. Le cuir brun usé qui cerclait le cadran se camouflait entre les nervures du bois de rose du meuble. Tout en la serrant autour de son poignet, le vieil homme admira la chambre qu’il occupait depuis le début de la semaine.

Sa suite, la plus spacieuse du Marquis, ne laissait rien au hasard. Chaque détail fut pensé pour donner du prestige et de la délicatesse au lieu. Les murs à la teinte rose de la chambre formaient un demi-cercle et étaient parés de moulures décoratives. Les joyaux étaient les deux pilastres qui encadraient les draperies de l’alcôve du lit. Des branches serpentaient de leurs bases jusqu’à une rose magnifique et complexe au centre, taillée à même le bois. Le mobilier de la chambre, tout comme le reste de la suite, était d’un autre temps, épuré et gracieux, quoiqu’un tant soit peu dénaturé par le méli-mélo de draps et de couverture que la nuit d’Alan laissa derrière elle. Un détail qui se rectifierait comme par magie au retour du vieil homme en fin de journée, si bien sûr il revenait.

Le costume rouge d’Alan siégeait en face du lit sur une chaise à la ceinture sculptée qui rappelait un roi français dont le règne lui avait fait perdre la tête. Après avoir jeté sa serviette de bain sur les draps en friche, Alan saisit la veste rouge sur le dossier ainsi que la petite brosse en fibre de soie noire qu’il avait soigneusement préparée la veille.

Tout en l’époussetant, le vieil homme s’interrogea sur le minuscule balcon derrière les grandes vitres. Comment pouvait-on concevoir une suite aussi spacieuse et lui associer un balcon aussi ridicule ? Il n’y avait même pas la place pour faire un pas complet à l’extérieur. Même avec une ouverture deux fois plus grande, Alan était persuadé que l’architecte se serait assuré de garder un balcon minuscule pour sauvegarder le charme, « à la française », de la suite.

Avec un nom comme Le Marquis, l’hôtel cherchait à se donner un air bourgeois parisien, et aux yeux d’Alan, c’était réussi. Suffisamment pompeux pour tromper son monde, assez coincé pour limiter son exubérance, et une pincée de frustration pour atténuer les plaisirs.

Heureusement pour lui, il était peu probable qu’il ait à payer son séjour, tout du moins s’il avait à le payer, ce ne serait pas avec ses deniers, car Alan n’en possédait aucun. Ses possessions se limitaient à sa montre, son costume rouge, un rondin de cuir trop léger qu’il gardait dans la poche intérieure de sa veste, et son long parapluie noir dont la poignée sculptée en tête de dogue allemand l’attendait sur un guéridon à l’entrée. Une vie sans attaches, légère et simple, où ses décisions se laissaient porter par le courant paisible de son existence.

Le confort de son quotidien toutefois ne se résumait pas au luxe de sa suite. Sa précédente mission dans la capitale l’avait porté dans un appartement miteux et sans chauffage à la périphérie de Hackney, où une charmante sexagénaire sans un sou l’hébergea par pure bonté. Le bonheur qu’éprouva cette aimable dame lorsqu’elle retrouva une amie d’enfance perdue de vue depuis un demi-siècle, à la suite d’un imbroglio de circonstances dont Alan fut « à peine » responsable, suffit à effacer le piètre confort du logement.

Le costume maintenant enfilé sur sa peau marquée par de longues années de vie et de voyage, Alan s’avança dans la pièce à vivre de la suite. Ce joyau était riche en mobilier délicat, avec son petit coin lecture et ses deux bergères devant une cheminée factice. Comme chaque matin depuis son arrivée, Alan glissa son index le long du clavier d’un piano à queue fièrement dressé sur une estrade à une marche. Les premières notes d’un passage de Casse-Noisette dont le nom d’une fée lui échappait résonnèrent dans la suite.

Les joues creuses du vieil homme tachées de petits grains de beauté se reflétèrent sur le noyer pendant que son doigt incertain sautait de touche en touche. Une fois de plus, lui qui n’était qu’un piètre pianiste, enchaîna les premières mesures sans fausse note. Un coup de chance qui s’ajoutait à la longue liste de ceux qui composaient le quotidien d’Alan.

Ces providences formaient le cœur de la vie du vieil homme, et pour en profiter, il se laissait porter par son instinct et par les signes que le monde lui envoyait. Son rôle était d’effleurer une fondation et de laisser le cours de la vie se charger du reste. Être au bon endroit, au bon moment et avec la bonne personne.

Au cours de ses aventures, il laissait un souvenir impérissable de son existence dans l’esprit de bon nombre d’inconnu, une porte vers l’immortalité qu’il entrouvrait jour après jour. Outre les victimes heureuses de ses petits coups de pouce, ses pérégrinations marquaient aussi l’arrière-plan de nombreux figurants avec un en train moins certains. Alan ne s’en inquiétait pas, car oui, pour qu’une note soit en totale harmonie avec les mélodies qu’il ajustait, il était indispensable d’abord d’en chasser les fausses notes. La note idéale sur la bonne portée faisait toute la différence.

Le vieil homme s’avança vers le miroir à fronton de l’entrée puis tira les manches de sa chemise. Il ajusta une dernière fois son col blanc fermé jusqu’au dernier bouton avant de saisir la poignée sculptée de son parapluie. Depuis le début de son séjour dans la capitale, ses aventures s’étaient révélées paisibles et sans surprises, mais son cœur lui dit qu’aujourd’hui était la bonne journée. L’heure du petit coup de pouce de sa mission londonienne s’approchait.

Lui pardonnerait-on ses actes ? Probablement. Car peu importe ce qu’il faisait, Alan s’en sortait toujours. Était-il vraiment chanceux ou était-ce simplement son âge qui lui pardonnait tout ? Qui sait ?


Chapitre II

L’ascenseur


Le confort de la suite invitait Alan à se prélasser et à se détendre, toutefois, son cœur l’invitait à l’aventure. Alan savait que l’aura de sa bonne fortune dépendait plus de ses actes que de son habileté à se relaxer. La main sur la poignée, il attendit que la petite aiguille bascule sur le dixième repère du cadran de sa montre pour franchir le seuil de la porte. Le vieil homme donnait une importance particulière à démarrer ses journées sur un compte rond, non pas qu’il osait s’avouer superstitieux, mais il préférait s’assurer de conserver toutes les habitudes qui veillaient à sa bonne étoile.

L’entrée de la suite était à l’extrémité de l’étage et une courte alcôve couvait la porte pour la différencier des autres chambres. L’effet était un tant soit peu exagéré avec deux petits piliers de chaque côté sur lesquels reposaient deux vases en porcelaine blancs. Ce n’était pas la première fois qu’Alan jouissait de ces petits plaisirs d’une vie de milliardaire et il s’en régalait. À vrai dire, c’est une existence qu’il se disait pouvoir vivre au quotidien, si ses occupations ne le portaient pas vers des horizons moins fastueux.

À chacune des étapes de ses innombrables voyages, il s’arrêtait là où son instinct le portait. Quelle ne fut pas son extase quand il découvrit que la providence l’amena devant les portes luxueuses du Marquis. Il n’avait plus connu une telle abondance depuis un séjour à New York où il évita un plongeon malheureux à un homme d’affaires en plein déboire du haut de la terrasse du Four Seasons. Pour autant, il devait se l’avouer, il avait poussé les portes de sa bonne étoile un peu plus loin qu’à son habitude pour s’autoriser quelques félicités. Le hammam avec ses cristaux d’améthyste ne fut pas indispensable, mais à son âge, toutes nouvelles expériences étaient bonnes à prendre. Le pouvoir que renfermaient ses poches vides ne cessait de le surprendre.

Aujourd’hui était son quatrième jour au Marquis sur les cinq prévus par sa réservation. Pour le moment, il n’avait enjolivé le quotidien d’aucun inconnu. Ce détail ne l’inquiétait pas. À certaines occasions, l’heureux élu surgissait dès son arrivée, à d’autres, cela pouvait prendre plusieurs jours. La sélection n’avait rien d’arbitraire ni de magique. Pas d’aura lumineuse portée par une auréole ou de chant divin en fond sonore, quand c’était juste, le vieil homme le savait. C’était comme l’amour, disait-il, quelques papillons dans le ventre suffisent.

Le long corridor du troisième étage s’étendait depuis l’alcôve de sa suite jusqu’à l’autre bout de la bâtisse. Alan, parapluie en main, rangea la clé de sa chambre dans la poche de sa veste quand ses doigts rencontrèrent un prospectus plié en quatre. La soirée précédente fut si tardive, s’éternisant jusqu’à vingt-deux heures, un exploit pour le vieil homme, qu’il en oublia son rituel nocturne qui consistait à vider ses poches de tout contenu. Pour accueillir tous les bienfaits que ce monde a à offrir, disait-il, rien de mieux que de démarrer une journée les poches vides.

Alan s’élança sur le tapis moelleux du couloir avant d’être stoppé après une dizaine de pas par un chariot noir qui surgit sans crier gare de l’une des chambres qui jouxtaient sa suite. Le vieil homme et l’employée, une dame à l’allure fort sympathique, sursautèrent tous les deux le temps d’une courte crise cardiaque.

— Oh, pardonnez-moi, dit-elle la main sur le cœur. J’étais persuadée que l’aile était vide.

Sérieuse et appliquée dans sa tâche, la femme de chambre se ressaisit sur le champ et recula son chariot. La crainte d’avoir froissé l’occupant de la plus grande suite de l’hôtel se lisait sur ses sourcils.

— Parfait timing, dit Alan avec une voix chaude et rassurante.

Ni une ni deux, il sortit le prospectus de sa poche et l’écrasa entre ses doigts. Avec un geste digne du plus mauvais basketteur, Alan envoya la boulette de papier dans les airs. Il fallut deux rebonds un peu douteux et hasardeux avant de la voir disparaître dans la corbeille du chariot. En bon résident, Alan ne pouvait s’arrêter là. Il se devait de respecter l’étiquette que la classe de sa suite lui imposait avec un pourboire généreux, et quoi de mieux que d’être philanthrope avec ceux qui crée en arrière-plan la magie de cette vie parallèle.

L’inconvénient du mode de vie d’Alan, c'était que ses poches criaient leurs misères en permanence. Ses yeux ronds s’écarquillèrent quand il constata que son compte en banque se résumait à un dernier billet froissé de cinq livres, seul survivant de ses aventures qui profitait d’un repos bien mérité dans la poche avant de son costume. Le sourire qu’il obtint en échange de ce maigre butin et de ses excuses l'enjoua, et c’était là l’un des secrets de sa longévité que les années n’avaient pas érodée. S’enivrer de la joie et du bonheur que ces gestes anodins produisaient. Cette félicité était l’essence même de sa vie, l’énergie qui gardait ses batteries à bloc au fil des saisons.

Après s’être excusé, Alan continua son parcours le long du tapis jusqu’aux dorures des deux ascenseurs de l’étage. Le panneau d’appel, installé avec une symétrie parfaite entre les deux cabines, sortait tout droit d’un roman de Jules Verne. La petite plaque de cuivre était bordée d’arabesques avec à son sommet la première lettre symbolique du Marquis forgée à même la plaque. Le bouton invitait les clients au contact, même si depuis son arrivée, Alan n’avait pas eu à s’en servir. Aujourd’hui ne fut pas différent des autres jours. À peine ses bottines en cuir marron s'approchèrent-elles du panneau qu’un résident s’arrêta à l’étage. Une synchronisation parfaite.

Des pas pressés, étouffés par l’épais tapis du couloir, arrivèrent dans son dos. Avec une élégance d’un autre temps, Alan fit une révérence et tendit son bras pour inviter la jeune femme, amusée mais pressée, à le précéder.

— Joli costume, dit-elle après l’avoir discrètement observé de la tête aux pieds.

— Merci beaucoup.

Son costume et son gilet en tweed rouge élégant ne passaient pas inaperçus à côté du tailleur sévère de la jeune femme. La cerise sur le gâteau était la pochette blanche bouffante qui se reflétait comme un bouquet de fleurs sur les trois miroirs de l’ascenseur.

— Rez-de-chaussée ? dit-il sur le ton serviable d’un vrai liftier.

— S’il vous plait.

Il appuya sur le bouton avant de se servir de son parapluie comme d’une canne pour se tenir bien droit à la manière d’un vrai dandy. Les deux moitiés du « M » doré à la cursive ronde du Marquis s’unifièrent à la fermeture des portes. Après un toussotement, la cabine entama sa lente descente vers le rez-de-chaussée.

— La maison s’excuse, dit Alan. La descente n’est pas rapide, mais nous tenons à vous faire profiter des dorures.

Du revers de la main, il présenta à la jeune femme la cage de l’ascenseur qui n’avait rien à envier à la suite d’Alan. Les mains courantes aux bords arrondis portaient sur leurs épaules les trois grands miroirs. Chacun d’eux était cerclé de fresques florales gravées subtilement à l’intérieur même du reflet. Au sol, la première lettre du Marquis reprenait sa cursive sur une rosace blanche embrasée par la dizaine de cristaux du discret plafonnier.

Le charme naturel de la jeune femme fit sourire le vieil homme. Il était de ceux, sans artifice, qui illuminaient le quotidien des badauds de par sa présence. Une mèche blonde ondulée se reposait sur son front lisse. Derrière cet appel au calme et à la sérénité, Alan devinait une certaine fatigue que le contour de ses yeux ne put masquer.

— Dure journée ? dit Alan avec un timbre rassurant.

— Dure semaine, lui renvoya-t-elle avec un sourire. De celle qui semble ne jamais vouloir se terminer.

— Le poids du travail, j’imagine. Rassurez-vous, tout a toujours une fin, même la peine.

L’ascenseur ralentit et un couinement mécanique désagréable résonna. La jeune femme s’agrippa sur la rambarde lorsque la cage sursauta dans un bruit de poulie et de métal compressé avant de s’arrêter. Si c’était un signe du début de sa mission, se dit Alan, il était fort dramatique.

— C’est une blague ? S’interloqua la jeune femme avec de gros yeux. Si je ne suis pas de retour au bureau dans une demi-heure, je suis foutue.

— Ne vous inquiétez pas, c’est pour le charme.

— Je l’espère.

La jeune femme plongea sa main dans une sacoche qu’elle portait en bandoulière et en sortit son téléphone. Ses traits se crispèrent quand elle constata l’absence de barre de réseau sur l’écran.

— Puis, entre nous, reprit le vieil homme, tout patron qui n’est pas capable de comprendre ces imprévus ne vous mérite pas. Soufflez, profitez… Ceci, continua-t-il en balayant d’un geste souple la cabine, ça sera une belle anecdote à raconter, non ?

— Une belle anecdote, vous trouvez ? répondit la jeune femme avec une grimace exagérée.

— Comment ça ? s’écria Alan avec malice. N’appréciez-vous pas ma compagnie ?

La femme au tailleur lui sourit pour s’excuser avant de s’avachir sur la rambarde du miroir, résignée.

Le visage du vieil homme, creusé par l’âge et la sagesse, l’étudiait avec attention. Malgré son charme et cette panne si révélatrice, Alan ne put se résoudre à voir en elle l’élu de son séjour dans la capitale. Comment pouvait-il en être certain ? Son vocabulaire lui faisait défaut pour l’expliquer.

Ce phénomène était indescriptible. C’était comme expliquer la provenance d’une idée. L’homme s’assoie derrière son bureau, se triture l’esprit pendant des heures, écrit, cherche, abandonne, rature, recommence, et subitement, quand il s’y attend le moins, le miracle se produit. L’idée apparaît. L’expression mystérieuse du subconscient. Un phénomène inexplicable.

L’avantage des idées, c’est que tout le monde en avait. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, qu’il y ait pénurie ou profusion, ce miracle concernait tous les êtres humains. Dans le cas d’Alan, c’était différent. Unique. Fallait-il y voir quelque chose de divin ? À ses yeux, non. Une simple bizarrerie tout au plus. Pour lui, ce phénomène n’était qu’une avalanche d’idée qu’il était l'un des rares à percevoir. En quelques sortes, il se considérait comme l’Einstein de sa spécialité.

La chaude lumière scintilla sur les cristaux du plafonnier et un grincement métallique amorça la descente de la cabine. La jeune femme se redressa soulagée.

— Ha, génial ! s’écria-t-elle.

— Je peux vous donner un conseil ? dit Alan en levant son parapluie.

La femme en tailleur hocha la tête intriguée.

— Faites confiance à un vieux briscard comme moi, quitter votre bureau un peu plus tôt aujourd’hui. Soufflez ! Profitez ! La vie est longue que si l’on prend le temps de s’arrêter pour l’observer.

Le tintement qui accompagna la scission de la première lettre du Marquis des deux portes annonça la fin du voyage. La main sur la poitrine, Alan se courba et tendit son bras pour laisser la jeune femme le précéder. Poliment, elle fit un signe de tête et le devança.

— Je vous souhaite une bonne journée, ma chère.

— Merci beaucoup.

Après quelques pas, elle s’arrêta et se retourna vers lui.

— Vous êtes vraiment charmant monsieur.

Alan la remercia avec une révérence et leva son index pour attirer son attention. Un détail réveilla son instinct. Ça y est, il en était sûr à présent, cette journée serait bien la dernière au Marquis. La jeune femme le fixa avec plus d’insistance, perturbée par son silence et son doigt toujours levé.

— Dans votre dos, dit-il en pointant le col noir du tailleur, une vilaine tache.

La jeune femme tordit son cou dans un geste presque contre nature et tira sur la pointe de son col. Un point blanc s’était étalé comme une empreinte.

— Ce n’est pas vrai, dit-elle.

Les yeux affolés, la jeune femme balaya le grand hall de l’entrée du regard à la recherche des toilettes. Alan pointa son doigt vers le bas pour l’inviter à descendre les quelques marches qui menaient au guichet. Sans dire un mot, elle lui sourit une dernière fois puis se faufila au milieu d’un couple qui s’approchait de l’ascenseur. Les semelles plates de ses petites chaussures résonnèrent sur le marbre de l’escalier avant de disparaître.

Comme toutes les entrées des hôtels luxueux, celle du Marquis jouait pleinement son rôle de carte de visite. Les ascenseurs déposaient leurs résidents en haut de deux escaliers tournants aux larges marches. De cette position, le grand hall se révélait à eux comme un royaume à son roi.

Le hall gigantesque se déployait sous un plafond voûté à presque dix mètres de haut. Plusieurs lustres se succédaient comme des montgolfières dans les cimes pour illuminer sa surface.

Les deux mains sur la balustrade métallique bardée de volutes aux airs de pétales, Alan ne se lassa pas du spectacle. Devant lui, le lobby s’étendait en contrebas sur quarante mètres jusqu’à l’entrée. Des vitres opaques titanesques, aux faux airs de vitraux de cathédrale, bordaient les hautes portes de l’entrée qu’un portier maniait avec élégance. Derrière elles, la rue Knightsbridge se dévoilait et la vie de la capitale battait son plein. À l’opposé de cette entrée, sous les deux escaliers tournants où se trouvait Alan, se tenait une sortie plus discrète qui menait à Hyde Park.

Alan entama la descente de la trentaine de marches en compagnie de son reflet ainsi que de celui des luminaires sur le marbre blanc lustré. Un long guichet à la surface noire et lisse se glissait sur sa gauche. Un employé s’agitait dans son costume noir et un autre, tout de blanc vêtu, se tenait droit comme un piquet.

En face, un patio de détente discret et convivial reprenait de par son mobilier le thème plus parisien du Marquis. Des fauteuils cannés et des bergères se tenaient autour de tables rondes vitrées aux pieds d’ébène. Le décor parfait se dit Alan, pour une confrontation verbale entre un agent secret et son ennemi juré.

Appelé par son appétit, il se dirigea vers l’arcade arrondie de l’entrée du Capet, le bar-restaurant de l’hôtel. Une voix discrète et quelque peu fébrile interpella le vieil homme depuis le guichet.

— Monsieur Ford !

Alan pivota en direction de la voix puis pointa la poignée de son parapluie vers le guichetier inquiet.

— Laissez-moi deviner mon cher Eddy, dit Alan. Vous avez une bonne nouvelle à m’annoncer.

— Pas vraiment, répondit-il embarrassé.

Depuis le début de la semaine, et de par ses horaires, Eddy fut le contact privilégié d’Alan, avec toutes les distances cordiales et protocolaires que son poste imposait.

— Je suis désolé monsieur Ford, mais c’est pour vous rappeler, comme vous me l’aviez demandé, que demain, nous serons vendredi.

— Vraiment ? Que le temps passe.

L’homme se pencha discrètement au-dessus du guichet et continua en chuchotant.

— Et – toujours comme vous me l’aviez demandé, je vous rappelle que c’est demain que se termine votre réservation.

Toutes ces années d’une formation irréprochable ne suffirent pas à éviter qu’il se frotte nerveusement la tempe avant de reprendre.

— Il faudra clôturer la note, monsieur Ford.

L’expression d’Alan se contracta en une grimace espiègle.

— Alors, à combien s’élève-t-elle ?

Le clavier enfoui sous le guichet résonna dans le grand hall. Eddy releva la tête avec des sourcils hésitants.

— 1243 livres.

Il laissa Alan apprécier le montant quelques secondes.

— Et ceci juste pour les dépenses annexes. 5388 livres avec la suite.

— Ouh… les deux bouteilles de Château Lafite et le bœuf de Kobe étaient peut-être exagérés, marmonna Alan.

— J’en connais un qui risque d’être furieux, reprit le guichetier.

Eddy et Alan jetèrent en rythme leurs yeux coupables vers le manager à l’autre bout du guichet. Ce dernier, seul employé avec un costume blanc, restait absorbé par le contenu de son écran, le dos droit comme un “i”.

— Croisons les doigts, reprit Alan avec un clin d’œil.

— Monsieur Ford, ça ira ? Ça m’ennuierait vraiment… si… enfin… vous savez…

Eddy, malin comme un singe, devina l’absence de finance d’Alan dès la première nuit. Pour le commun des mortels, l’avance d’une partie des frais était un impératif pour séjourner au Marquis, qui plus est quand le mortel en question se glissait comme un cheveu dans la soupe sans valise et sans réservation un dimanche soir. À la surprise du personnel, Peter Blake, le manager au costume blanc, fut très compréhensif ce soir-là et accorda une confiance aveugle au vieil homme. Ses plus fidèles compagnons en costume noir, qui s’étaient fait rouspéter maintes et maintes fois pour moins d’un centième de cette générosité, n’en revinrent pas. Bien évidemment, aucun d’entre eux n’osa contester le despote.

Alan tira le tissu blanc de ses poches vers l’extérieur puis chuchota.

— Espérons qu’un miracle se produise.

L’index sur les lèvres, il s’éloigna en catimini, un regard vers le costume blanc. Les yeux du guichetier grossirent comme deux grosses noix.

— Monsieur Ford… souffla-t-il par apitoiement pour le vieil homme.

— Bonne journée mon garçon.

— B… bonne journée, bégaya Eddy confus.

La seule chose qui importait à Alan à présent était de stopper le gargouillement de son estomac affamé. Sa mission ne pouvait s’accomplir le ventre vide. À cette heure, Le Capet servait de bons croissants et d’excellents thés qu’il ajouterait à sa note avec grand plaisir.


Chapitre III

La course


C’est avec un dos détrempé de sueur que Jesse Moran s’acharnait sur les pédales de son vélo en direction du Marquis. Sa journée de travail n’avait démarré que depuis deux heures qu’il était déjà à bout de souffle, mentalement et physiquement. Cette demi-heure en solitaire, contractée sur moins de vingt minutes grâce à ses efforts et à ses infractions, fut l’occasion d’un nouveau tête-à-tête entre lui, son passé et son avenir.

Cinq mois plus tôt, l’offre d’emploi l’avait fait rêver. Le premier paragraphe de l’annonce fut composé d’accroches comme « Au service d’une clientèle de marque », « Dans un cadre luxueux » ou encore « Là où vos rêves prennent vie ». Avec le recul, il se dit qu’il payait aujourd’hui sa naïveté.

Peter Blake, son patron, avait mené son entretien d’une main de maître et il devait le reconnaître, il n’avait pas manqué de semer des indices sur la particularité de ses futures tâches. Des formules comme « s’occuper de tous leurs petits tracas » ou « le client est roi et empereur » sur un ton religieux auraient dû lui mettre la puce à l’oreille. Les mollets en feux sur les graviers réservés aux piétons de Hyde Park, Jesse se dit que s’il avait su, il aurait réfléchi à deux fois avant de signer son contrat. Son dernier loyer de retard et sa bedaine plus raffermie des derniers mois lui confirmèrent qu’il aurait probablement fait le même choix.

 l’approche d’une poussette et de sa pilote confirmée aux abords de la Serpentine, Jesse fit tinter la clochette sur son guidon pour l'alerter de son approche. La mère, apeurée par sa vive allure, lui beugla un commentaire qu’il fit mine de ne pas entendre, tout comme le panneau blanc cerclé de rouge avec une bicyclette en son centre qu’il fit mine de ne pas voir.

Novice dans le monde de l’hôtellerie, et une viande fraîche sur le monde du travail, Jesse donnait son maximum pour s’affirmer, comme le confirmaient ses cuisses endolories sous ce beau soleil de mai. Cette détermination toutefois, s’éreintait au fil des requêtes spéciales de la clientèle du Marquis.

Avez-vous déjà essayé de trouver une figurine de stégosaure en moins d’une heure pour qu’un couple de quinquagénaires puisse le découvrir sur son oreiller à son arrivée ? Jesse non plus, et après des efforts sans relâche, le couple dût se contenter d’un tricératops, merci à la femme de chambre qui l’eut confisqué à son fils sur son trajet le matin même.

À une autre occasion, Jesse dut rester disponible toute une journée pour remplacer les disques d’un client qui s’organisait un marathon Harry Potter en vitesse accélérée depuis le confort de sa couette.

Une autre facette du métier consistait à assurer des courses diverses et variées, comme le confirmait la petite sacoche isotherme qui bondissait sur le porte-bagages de son vélo.

La première que dut effectuer Jesse fut d’accompagner la riche et charmante miss Bedford, dont il ne fallait pas prononcer l’âge très avancé, lors de ses emplettes sur Bond Street. L’aventure, après avoir essuyé sa peur de servir de hochet à une veuve en quête de récréation, se dessina comme un après-midi tranquille à soulager la vieille dame de ses nouvelles acquisitions. Quelle ne fut pas la surprise de Jesse, quand il comprit que le retour avec les guirlandes de sac pour lesquelles il faisait office de sapin se ferait en solitaire. Car oui, miss Bedford préférait séparer ses loisirs de ses transports.

Le point positif de tous ces tracas était les pourboires généreux qui les accompagnaient. Le seul défaut de ces petits billets, c’est qu’il ne reflétait pas toujours la pénibilité de la besogne. Jesse, comme bon nombre d’employés avant lui, eut son lot de mauvaises surprises comme celle de garder ses poches vides après une journée à remplacer des galettes dans un lecteur.

Le cou de Jesse s’éleva comme un furet à l’approche de la sortie sud du parc pour s’assurer qu’aucun uniforme ne fut à l’affût d’un contrevenant à deux roues. L’aller-retour entre Hyde Park et Paddington en moins de vingt minutes était un record dont il n’était pas peu fier.

La course du jour était inhabituelle. Le Marquis gérait habituellement la provision en nourriture de ses résidents à travers son restaurant, ses traiteurs et la tripotée de gargotes de la capitale qui proposaient leurs services de livraison. Cela c’était sans compter sur le caprice de Mickie O’Neill, ou « L’Irlandais », comme la pègre londonienne le surnommait. Son souhait ? La livraison d’une pizza sur le pas de la chambre qu’il occupait au Marquis. Rien de bien compliqué, si ce n’était que la pizza en question venait d’être confectionnée par la mère du susnommé. Les tympans de Jesse saignaient encore des derniers mots prononcés par l’Irlandais à la direction. « Merci de la ramener avec le fromage encore chaud et fondant ». Le comble, c’est que cette gentille maman habitait à Paddington à seulement trois kilomètres au nord de l’hôtel. Trente minutes d’air frais lui auraient suffi pour profiter de sa galette de pâte à pain cuite avec sa génitrice, mais au Marquis, le client était un roi, un empereur, et parfois même un gangster.

Jesse et ses collègues étaient à l’affût de toutes courses qui flairaient le jack pot, mais lorsque les billets provenaient du fils du vieux baron de 70 ans, Reggie O’Neill, ou « Ford », comme le surnommait la pègre anglaise d’après sa fascination pour les muscle cars américaines, les volontaires se faisaient plus rares. Après trois manches d’un pierre, feuille, papier, ciseaux intenses avec son collègue Eddy, Jesse dut se résigner à se porter volontaire. Le vaillant manager, Peter Blake, effrayé par ce résident peu commun, ne manqua pas d’insister pour que la requête soit accordée dans les plus brefs délais. Voilà comment Jesse se retrouvait en sueur de si beau matin devant le Marquis.

Pressé par le temps, Jesse posa son carrosse contre l’une des barrières métalliques vertes qui longeait l’hôtel. Une haie épaisse, deux têtes plus grandes que lui, bloquait toute vue sur l’entrée secondaire. Dans son dos, une avenue déserte séparait le Marquis de Hyde Park. Son casque trempé de sueur lui offrit un bruit de ventouse quand il le retira. Sa main ne put qu’étaler le liquide quand il glissa ses doigts le long de ses cheveux noirs qui couraient jusqu’à sa nuque.

D’un geste assuré, il décrocha l’antivol du porte-bagages sous les effluves de chorizo de la sacoche. Sa main chercha un passage entre la barrière et la haie qui s’était prise d’amour pour chacun des barreaux. Lorsqu’il réussit enfin à en faire le tour, l’embout métallique refusa de s’insérer dans son bloc high-tech ultra sécurisé. Il insista comme un enfant qui cherchait à emboîter un carré dans un rond avant d’abandonner. Au diable l’antivol, que risquait son vélo dans un si beau quartier. Ni une ni deux, il retira le carton de la sacoche et courut vers l’entrée.

Le souffle encore court, Jesse s’approcha de l’armoire qui se tenait les mains jointes devant la porte du Marquis. Le portier pouffa de rire quand Jesse arriva dégoulinant avec sa pizza.

— N’en rajoute pas Bakary, dit Jesse.

— Je me tais, je me tais.

Bakary, qu’il fallait appeler Fred au travail, un détail important pour la clientèle d’après monsieur Blake qui tenait à faire vivre des clichés d’un autre temps, avait cette particularité de terminer la plupart de ses phrases par une envolée chaleureuse qui se transformait en rire dès qu’il trouvait une situation cocasse. C’est-à-dire tout le temps.

— Je suis sûr qu’on abolira l’esclavage un jour, dit Bakary.

Le portier ne put retenir son rire qui résonna dans tout le parc. Ses épaules s’arrêtèrent de toussoter dès qu’il ouvrit la porte de l’entrée secondaire du Marquis, digne réaction d’un portier de renom. Jesse se mordit les lèvres en secouant la tête. Rien ne changerait Bakary, et il s’en réjouissait. Sa compagnie et sa bonne humeur dépoussiéraient les mines bougonnes des employés jour après jour.

Jesse, son casque en bandoulière sous le coude et le carton avec sa pizza dans une main, s’engouffra dans le large vestibule qui passait sous les deux escaliers tournants du grand hall. En face de lui, un halo de lumière multicolore portée par le soleil éclatant de la matinée traversait les deux vitres gigantesques qui bordaient l’entrée vers Knightsbridge. Le guichet s’allongeait sur sa gauche. Un vieil homme pétillant dans un costume rouge s’en éloignait pour se diriger vers le Capet.

À la seconde où Jesse apparu dans le champ de vision de son patron, ce dernier s’avança dans sa direction avec une hâte ridicule. À la manière dont le balai coincé en permanence dans son postérieur s’était redressé, Jesse devina que la maigre jovialité de ce début de journée s’était déjà envolée.

— Monsieur Moran, ça fait plus d’une demi-heure que monsieur O’Neill attend.

— J’ai fait l’aller-retour en vingt minutes, c’est un record.

— Ne jouait pas sur les détails monsieur Moran, et vous pourriez faire un effort pour être présentable. Au moins nous épargner cette vilaine sueur sur votre front.

Peter Blake était l’un de ces responsables qui ne se faisaient respecter que par la précarité des emplois de ses subalternes. Il cherchait à se donner un air sévère et respectable, mais peu importe ses tentatives, avec sa silhouette rectiligne, son air pédant et son allure nonchalante, il manquait toujours de crédibilité. Bien que Jesse eût vite appris qu’il était inutile d’insister avec Blake lorsqu’il était mal luné, il ne put retenir la pointe d’irritation qui monta en lui.

— Si j’avais su ce qui m’attendait, j’aurais pris mon sac de sport.

— Pas la peine d’être sarcastique monsieur Moran. Nous avons tous nos difficultés. Je vais aller voir si monsieur O’Neill est disponible pour lui monter cela personnellement. Ne bougez pas.

La présence de l’Irlandais dans l’hôtel n’arrangeait pas le comportement de Peter Blake, et connaissant son charme et sa patience habituelle, c’était peu dire. Derrière le guichet, Eddy interpella son patron et gesticula en direction des ascenseurs en haut des escaliers. Quitte à attendre, se dit Jesse, autant profiter de l’un des doux fauteuils du patio qui ferait un excellent masseur pour ses cuisses endolories.

Une femme au tailleur sévère, le regard rivé sur son téléphone, le percuta sans crier gare. Un numéro d’équilibriste peu avantageux évita à la pizza une chute digne d’une tartine recouverte de confiture.

— Je suis désolé, s’écria la jeune femme déjà prête à s’enfuir vers l’entrée.

— Ce n’est rien, répondit Jesse encore secoué.

À l’instant où il vit la mèche blonde ondulée, son cerveau se crispa. Cette tête lui était étrangement familière. Sans s’en rendre compte, il leva l’index tout en haussant ses sourcils. La réponse était sur le bout de sa langue, prête à surgir.

— Monsieur Moran ! cria une voix de crécelle au guichet.

Coupé dans l’élan de sa réflexion, Jesse fut coupé dans l’inventaire de ses souvenirs.

— Je suis à vous, monsieur Blake, s’obligea-t-il à répondre.

Il ne put que s’excuser en silence et s’éloigner, imité par la femme au tailleur qui glissa quelques regards furtifs dans sa direction avant de disparaître derrière l’entrée principale.

— Monsieur O’Neill vient d’annoncer qu’il allait descendre prendre sa pizza dans quelques minutes, dit Peter Blake, le combiné dans le creux de son épaule. Il ne m’a pas l’air content de cette attente.

Ses traits rongés par l’anxiété sursautaient par endroit.

— Attendez-le ici, et je vous en prie, monsieur Moran. N’en rajoutez pas.

Le balai sans vie raccrocha le combiné avant de se ruer vers Eddy qui l’attendait avec un air de chien battu en bas des escaliers.

Toute l’énergie que Jesse déploya pour assurer cette course dans les meilleurs délais s’envola. La brise de l’air conditionné laissa le froid remplacer la chaleur sous sa chemise humide. Résigné et quelque peu découragé, Jesse s’avachit sur l’un des fauteuils cannés qui s’étalaient devant l’entrée du Capet. Dans ces moments de doutes où tous ses efforts étaient réduits à néant, Jesse se disait qu’un coup de pouce du destin pour chambouler sa vie ne serait pas de trop.

Un embout de parapluie se glissa sous son nez jusqu’au carton de la pizza sur la table ronde. Jesse leva la tête, surprit par un vieil homme souriant dans un costume rouge.


Chapitre IV

Juste un morceau


Le petit doigt levé et sa bottine sur le repose-pied du comptoir, Alan dégusta une gorgée de son thé qui devait son nom imprononçable à une déesse chinoise. La carte fournie du Capet lui permettait de déguster différents breuvages qui, il devait se l’avouer, furent savoureux, mais non extraordinaires contrairement à la dotation nécessaire à leurs consommations. Son palais, se disait-il, n’était probablement pas assez éduqué pour les apprécier à leur juste valeur.

Tout en longueur, l’ambiance du Capet se voulait plus intimiste que le grand hall mitoyen. Ici, les banquettes et le mobilier retrouvaient le cuir et l’ébène robuste des pubs anglais. Le lieu parfait, selon les fantaisies d’Alan, pour un échange de pots-de-vin au milieu d’une conversation douteuse.

Les deux portes battantes qui menaient aux cuisines battirent l’air. Un employé à la silhouette élancée vêtu d’un tablier noir impeccable déposa sur le comptoir une assiette avec deux croissants chauds. Après un sourire et une formule de politesse bien rodés, le serveur se saisit d’un torchon et s’éloigna pour ne pas briser l’intimité de son client, tout en restant disponible si l’envie de faire la causette prenait au vieil homme.

Alan croqua une première bouchée. Contrairement au thé, le croissant était exquis. Un instant d’extase culinaire qu’il put contempler dans le long miroir qui tapissait l’arrière des bouteilles, boites à thés et bocaux de grains de café empilés sur des étagères.

Le miroir donnait une profondeur infinie au lieu grâce à la projection des trois vitres en formes d’arcade qui séparaient le Capet du grand hall. De sa position devant le comptoir, Alan étudiait le va-et-vient du lobby de l’hôtel en toute discrétion. Les derniers retardataires prenaient leurs envols vers une journée qu’Alan souhaitait radieuse et guillerette.

Alors qu’il engloutit son croissant avec une troisième et dernière bouchée, un tailleur noir et sévère familier s’incrusta à l’extrémité du panorama. Alan pivota sur le champ pour préférer les vitres au miroir et libérer la scène de ses étagères chargées.

La jeune femme traversait le hall avec un œil distrait, son attention rivée sur le col de son tailleur. Un employé à l’air hagard fit un pas innocent qui le glissa sur sa trajectoire. Alan plissa les yeux par anticipation. Le choc était inévitable.

Les épaules s’entrechoquèrent et les cœurs bondirent de surprise. Le pauvre homme, avec une habileté douteuse, déploya un effort de tous les diables pour ne pas perdre le carton qu’il tenait précieusement dans ses mains. Le garçon, le doigt levé et hésitant, donna à la scène l’air d’un film muet avec ses gestes saccadés. Un antagoniste au costume blanc priva les deux personnages, tout de noir vêtus, de tout dénouement.

C’est à l’instant précis où la jeune femme, pressée par le temps, se résigna à l’abandonner qu’un frisson parcourut le dos d’Alan. Ses yeux pétillèrent et ses poils se hérissèrent sous le coton épais de sa chemise. Ses cheveux parurent plus blancs, secoués par l’éclair de lucidité qui le traversa.

Ce petit bonhomme, las et éreinté, était la raison de sa venue à Londres. Il en était certain. Ni pourquoi, ni explication ne furent nécessaire. Alan était sûr de lui et les papillons dans son ventre le lui confirmèrent.

Ni une ni deux, il avala d’une traite son thé encore chaud, empoigna son parapluie et salua le tenancier, toujours affairé à l’astiquage de verres qui scintillaient comme des joyaux. Il n’était pas question pour le vieil homme de rater une miette de sa journée.

Après un coup d’œil réflexe vers le comptoir, il vit son portefeuille devant une cloche de verre qui protégeait un arc en ciel de macarons. Sans hésitation, il se décida à l’abandonner dans l’ombre des gourmandises. Le vieil homme ne put expliquer la raison de son geste, mais son cœur lui dit que ce rondin de cuir avait son rôle à jouer. Certes, cet abandon prématuré le priverait de sa dernière pièce, mais Alan n’était pas de ceux à se turlupiner de détail aussi futile.

Le vieil homme quitta l’odeur du pain chaud et des expressos pour l’air plus sec du lobby. À la manière des gens de son âge, il se tint sur le seuil du Capet, appuyé sur le manche de son parapluie, pour étudier sans grande discrétion le grand gagnant de sa mission londonienne.

La silhouette de l’employé se rétrécit au fil de son échange avec le costume blanc derrière le comptoir. Ce paltoquet, se dit Alan, était capable d’absorber la vitalité de ses employés en peu de mots. Une faculté à rouscailler qui relevait de l’exploit.

Le petit, mais large nez d’Alan, suivit l’employé et son carton s’éloigner du comptoir. Les épaules abattues, le garçon s’avachit sur l’un des canapés cannés du patio. Le pauvre homme ressemblait à un paysan abattu à qui l’on venait d’annoncer sa mobilisation pour le front. Sans le savoir, il avait choisi le canapé favori d’Alan, celui le plus proche de l’entrée qui faisait dos aux deux vitraux qui inondaient le hall de leurs lumières.

Ces canapés en mettaient plein la vue. Le tissu bleu lagon, commun à tous ses camarades, était accompagné de broderies florales disséminées sur toute la longueur. La couleur des ornements était indécise et seule la position dans laquelle ils étaient observés tranchait entre le vert d’amande du fil de la broderie et son reflet doré.

Ses précédents petits-déjeuners, Alan les consomma avec le postérieur endolori sur ce canapé, car bien qu’il en mette plein la vue, il était d’un piètre confort. Le rembourrage, qui n’avait des polochons que l’allure, était aussi dur que du bois. Le prestige de l’époque n’était pas sans défauts.

Alan navigua entre deux tables rondes et s’excusa d’un geste de son parapluie auprès d’un couple tiré à quatre épingles. L’employé, plongé dans une triste rêverie qui manquait de musique, de couleurs et d’allégresse, ne remarqua aucunement l’approche du vieil homme.

Alan le scruta plusieurs secondes. Son visage allongé, les joues pleines et le teint ensoleillé lui donnaient tout d’un bonhomme en pleine santé. Outre sa mine renfrognée, ses sourcils larges et épars sur son front arrondi appelaient à la bonne humeur. Des séquelles discrètes aux abords de ses pommettes révélèrent une addiction à l’extension de ses zygomatiques.

Alan s’assura de la bonne tenue de sa chevelure blanche quand il jalousa celle de son futur compagnon de route. Le vieil homme n’avait pas ce privilège de pouvoir balayer ses cheveux humides vers l’arrière sans ressembler à jeanfoutre capillaire.

Une odeur suave et délicieuse flirta avec les narines d’Alan. La pointe du parapluie se glissa sur la table basse qui séparait les deux hommes et souleva le couvercle du carton avec la délicatesse d’un joailler.

— Mmm… une pâte maison, salami épicé, chorizo, mozzarella, quelques tomates fraiches et une pointe de piment, dit Alan.

Les sourcils du jeune homme sursautèrent, éjectés brutalement de leur rêverie. Une mine ahurie qui amusa Alan. Ce petit bonhomme recouvert de sueur le remarquait enfin, et ce n’était pourtant pas faute à Alan de passer inaperçu avec son costume rouge. Le carton de la pizza se referma aussitôt.

— Je suis désolé, monsieur Ford, s’écria le garçon en se levant.

— Restez assis mon jeune ami. Accompagnez-moi quelques instants.

Alan s’assit en face de l’employé et profita de l’instant pour lire le nom brodé sur sa chemise.

— Dites-moi, mon cher Jesse, comment se fait-il que tous les employés de ce logis connaissent mon nom ?

— C’est notre devoir, répondit Jesse, que de connaitre en tout temps le nom du résident de la maison du Temple.

La maison du Temple ? s’étonna Alan.

— Notre plus grande suite. Votre suite.

— Oh. Hommage cocasse je dois dire.

Jesse hocha la tête, son attention happée par l’animation par-delà l’épaule du vieil homme. Alan, curieux comme une chouette, scruta le hall dans son dos.

En haut des deux escaliers tournants, deux employés aux fronts plissés s’entretenaient avec une petite foule de résidents et un Peter Blake qui avait les pommettes en feu. Le plus jeune des deux employés était la cible privilégiée de son courroux.

— Oups, dit Alan en grimaçant. J’aurais probablement dû alerter la réception.

— Pardon ?

— L’ascenseur. Je crains qu’il ne soit en panne.

— Oh non, O’Neill ! À tous les coups, il est à l’intérieur.

— Qui ?

— Le résident à qui je dois livrer cette pizza !

— J’espère qu’il n’a rien contre les plats réchauffés...

Les pupilles de Jesse s’écartèrent en deux grosses pièces. Peter Blake, la tête cramoisie, descendait les escaliers. Ses deux lance-flammes braqués sur son employé qui se la couler douce.

Un large sourire creusa les joues flasques du vieil homme. Un dominé, un dominant, un malfrat prit au piège dans un ascenseur et une petite foule de résidents inquiets. Des ingrédients goutus pour relever la saveur de cette journée.

Le chevalier blanc s’approcha à grandes enjambées du Capet et de la table des deux hommes. Une fois à la hauteur de son employé, il claqua des doigts pour attirer son attention. Loin de lui l’idée de déranger un client aussi prestigieux que monsieur Ford en abusant de ses cordes vocales pour sonner ses subalternes.

Avec sa courtoisie naturelle, Alan stoppa Jesse avec son parapluie, aussi motivé à l’idée de s’entretenir avec son patron qu’une huitre avant un marathon.

— Rassurez-vous, dit Alan. Tout a une fin, même la peine.

D’un geste affectueux, il libéra le passage et laissa le condamné rejoindre son bourreau. Un brouhaha s’installait petit à petit sous les lustres du plafond vouté. L’agitation des employés éveillait l’appétit de tous les curieux.

Celui d’Alan était bousculé par le carton laissé par Jesse sur la table ronde. L’odeur de chorizo était irrésistible. Sa lèvre inférieure entre ses dents, il entrouvrit le carton et le referma aussitôt. Le couvercle souffla une bouffée chaude qui susurra une flaveur de fromage fondu aux narines du vieil homme.

À l’image d’un fripon aux aguets devant un pendentif doré laissé sans surveillance, Alan glissa son regard à gauche, puis à droite et enfin dans son dos. Personne ne s’inquiétait de ses faits et gestes. C’était l’heure d’une dégustation improvisée.

Son index leva le carton pendant que sa langue humecta ses lèvres. Splendide, s’écria-t-il intérieurement. La pâte était prédécoupée en triangles symétriques. La cuisinière avait pensé à tout. Quelle chance !

À l’instant où la pâte tendre rencontra sa langue, un filet de cœur de tomate chaud se glissa sur le gruyère fondu et délicat, main dans la main avec une rondelle de chorizo légèrement relevé. L’explosion de gout sur les papilles du vieil homme porta cet instant sur son podium culinaire à dix marches. Il engouffra le reste du triangle sans soulever ses paupières.

Quand le hall se représenta à lui, Jesse se tenait debout sur sa droite. Alan s’essuya le coin de sa bouche avec son index. Sa mine satisfaite ne fit pas l’effort de dissimuler son estomac repu.

— Vous n’avez pas osé ? dit Jesse.

Alan fit une petite tape sur sa bedaine.

— Oh que si !

— Non...

— Mais je vous dis que si.

Ni une ni deux, Jesse se précipita sur la boite et souleva le couvercle. Le cercle de pâte tendre se présenta à lui entamé. Jesse se pinça le nez, l’arbitre de ses émotions n’avait pas encore décidé s’il devait rire ou pleurer de la situation.

— C’était tellement bon, comprenez-vous, reprit Alan. À mon âge, les bonnes occasions se font rares. Il faut savoir en profiter.

Jesse éclata de rire.

— Monsieur O’Neill va me descendre.

— Celui qui est coincé dans la dame de fer ? dit Alan en pointant les escaliers du pouce.

Le visage plongé dans ses mains, Jesse eut un rire nerveux.

— C'est une blague entre lui et vous, c’est ça ?

— Du tout, je ne le connais du moins du monde.

Les yeux plissés de Jesse essayèrent de percer le jeu d’Alan.

— Je vous assure que non, insista le vieil homme.

— Je vais me faire étriper par mon patron, vous savez.

— Connaissant le personnage, c’est inévitable.

Les traits d’écrevisse de Peter Blake monté sur ressort surgirent aux côtés des deux hommes.

— Je vous ai dit de ne pas enquiquiner la clientèle, monsieur Moran, dit le responsable sur un ton faussement humoristique.

— Ne vous inquiétez pas, reprit Alan, votre employé est un compagnon parfait. Il ne m’a dérangé à aucun moment.

Blake ajouta une nouvelle crise cardiaque à sa série matinale quand il vit le carton ouvert sur la table. Il cilla à la vue du triangle absent. Le sourire qui émergea pour masquer sa panique eut de quoi rendre jaloux le plus triste des clowns.

— Vous n’avez pas osé, monsieur Moran ? dit Blake.

— Mais non ! Bien sûr que non.

Le front de Jesse se stria en trois grimaces pour supplier le vieil homme de lui venir en aide. Son patron accepta moyennement l’accusation tacite de son employé.

— Monsieur Ford, dit Blake avec une voix arrondie de vendeur d’aspirateurs, je vous prie d’excuser mon employé.

C’était l’heure pour Alan de faire preuve de bienveillance. Ce jeune homme était dans une mauvaise posture, et il ne pouvait nier sa responsabilité. Avec soin, il parcourut les pages du dictionnaire que ses rides et ses nombreuses aventures avaient enrichies. À la manière d’un botaniste à l’intuition aiguisée sous sa serre, il coupa la tige des mots les plus murs, de l’interjection la plus éclatante et de la formule la plus parfumée. Tout ce qui sauverait ce jeune garçon de ce quotidien épouvantable.

— Oh ! C’est inadmissible, dit Alan en direction du chevalier blanc. Voilà plusieurs minutes que je m’enquiquine à faire comprendre à ce charmant garçon l’erreur de son geste. La jeunesse d’aujourd’hui n’a plus de repère.

La mâchoire de Jesse s’écrasa sur le sol. Ses doigts, ses mains et ses poignets s’exprimèrent à la manière d’un marionnettiste sans son avatar. À l’instant où ses idées s’alignèrent pour former sa plaidoirie, un claquement métallique violent se propagea dans tout le hall. Toutes les oreilles et les regards se ruèrent en haut des escaliers. Un tohubohu s’empara du hall de l'hôtel qui échangea sa curiosité des dernières minutes contre de l’inquiétude.

Blake s’empressa de rassurer les clients interrompus dans leur petit-déjeuner tardif.

— Monsieur Moran, reprit Blake, on règlera ce… différend plus tard, même si je crains que vos jours au Marquis ne doivent être réévalués. Excusez-nous encore pour cet affront, monsieur Ford.

Blake s’excusa d’une révérence guindée du menton auprès de son résident le plus prestigieux puis s’éloigna. Après quelques pas, il fustigea Jesse qui n’avait toujours pas emboité son pas.

— Ce Blake m’a l’air effrayant, dit Alan à Jesse. La capitulation est d’usage dans ces instants.

— Vous vous moquez de moi ?

Les doigts de Blake claquèrent en direction de son employé.

— Je suis persuadé que nous allons très vite nous revoir, dit Alan à Jesse

L’employé de l’hôtel attrapa la pizza comme un enfant forcé de ranger sa chambre.

— Je l’espère bien, c’est avec mon job que vous jouez !

Le vieil homme fit un clin d’œil à Jesse quand, contraint, il s’éloigna vers son tortionnaire.

Alan ne s’avouait pas superstitieux, mais outre l’attention toute particulière qu’il accordait à démarrer ses journées sur un compte rond, il s’imposait deux rituels pour s’assurer du bon choix de protagoniste lors de ses missions.

Le premier, qu’il venait d’exécuter avec brio, était de lui mettre des bâtons dans les roues. Le second, il l’entama en contournant avec soin la foule et en s’éclipsant comme un artiste par la sortie secondaire qui menait au parc.

Deux actions simples qui consistaient à repousser et à semer son compagnon. Si elles s’accompagnaient du retour du héros sur son trajet, cela confirmait que son instinct était toujours affuté, et jusqu’à présent, le héros revenait toujours.


Chapitre V

Le portefeuille


L’arrivée d’un technicien avec sa caisse métallique rouge libéra Jesse et ses deux collègues des diatribes de Peter Blake. Il profita de l’échange de sacs de frappes et de la dissolution de la poche de curieux pour s’éclipser en bas des marches.

Blake n’attendait qu’une petite accalmie pour l'écraser, et le seul capable de le mettre hors de danger, le vieil homme qui venait de le crucifier en public, s’était volatilisé. Jesse était prêt à se saisir de la moindre échappatoire pour éviter la tornade.

Les paupières d’Eddy, concentré derrière son écran, sursautaient au rythme du marteau du technicien. Jesse déposa son carton et son casque sur le guichet.

— Aucune course en attente ? dit Jesse.

— Non. À part le bordel là-haut, c’est le calme plat. Blake va pouvoir râler toute la journée sans qu’on réussisse à l’éviter.

Jesse s’accouda au guichet. Le hall prestigieux s’était vidé aussi vite qu’il s’était animé. À l’exception d’une tête ronde à lunette et de son café, il n’y avait plus aucun résident sur le patio du Capet.

Un puits de lumière, porté par un soleil puissant, se glissa à travers l’un des grands vitraux en ogives de l’entrée. Le barman du Capet apparut sur le seuil de l’établissement, baigné tel le messie par un halo doré. Le tablier noir impeccable s’élança vers ses deux collègues sans hésitation.

Un vieux portefeuille aux bords usés et décolorés atterrit sur le conglomérat laqué. Le résident du Temple, que le barman décrivit comme un vieil excentrique sympathique au costume rouge, l’avait oublié dans son troquet de luxe. L’index d’Eddy, dernier témoin de l’envolée du vieil homme, se leva vers la sortie côté parc du Marquis. Jesse répondit à l’appel plus vite qu’un Français un jour de grève. Une excuse toute faite lui tombait entre les bras pour échapper à la sérénade de son patron, et une occasion rêvée pour en découdre avec ce vieux fripon. Qui sait ? Peut-être pouvait-il encore sauver sa journée. La silhouette de Jesse était trop loin quand Eddy voulut s’opposer à la responsabilité que lui incombait le carton mollasson sur son comptoir.

La chaleur à l’extérieur était étouffante. Le front de Bakary, strié par trois rigoles sur le point de déborder, remonta d’un cran l’humeur de Jesse. Les deux hommes s’apprêtèrent à assumer leurs responsabilités de gentleman en se chambrant mutuellement quand un timbre gras et saccadé siffla un air de jazz par-dessus la haie de l’entrée. Les quatre billes aveuglées des deux compères suivirent les ondes de la trompette enrhumée au fil de sa progression derrière le feuillage vert.

Un entrechoquement de métal et de plastique accompagna une pincée de grommèlements. Le tintement qui mit un point final à la série d’efforts douloureux étouffa le gloussement naissant de Jesse et Bakary.

— Mon vélo !

— Ton vélo !

Les deux hommes dévalèrent le court sentier, poursuivis par la fine poussière des graviers. Jesse plongea la tête à travers le portail tel un coureur sur la ligne d’arrivée. La main épaisse de Bakary l’attrapa in extrémis par la peau du cou. Une tornade à deux roues leur rasa la moustache de droite à gauche. Une fois le cyclone passé, les deux hommes penchèrent leurs épaules dans l’avenue avec prudence.

Le vélo de Jesse s’éloignait avec la grâce d’un ivrogne. Un homme en peignoir de bain marron, dont la ceinture volait au rythme de son effort soutenu sur les pédales, jeta quelques coups d’œil évasifs par-dessus son épaule. Son caleçon à cœurs rouges se dévoilait sur son postérieur pendant que ses cheveux longs et emmêlés révélaient un sourire candide au milieu d’une barbe grise et touffue.

Lorsque le conseil de crise de Jesse, déjà très occupé ce matin, donna enfin l’autorisation à ses muscles de s’élancer, il était trop tard. Ses mains s’exprimèrent au milieu du trottoir sans mots pour les accompagner. À la recherche de compassion pour ne pas céder à la colère, il se tourna vers Bakary.

La peau noire de son compère ne put camoufler un menton tremblant et des joues rouges. Le pauvre homme usait de toute son hypocrisie pour repousser le fou rire qui se débattait dans son larynx.

— Tu trouves ça drôle ? dit Jesse.

La mèche s’alluma avec un premier ronronnement suivi d’un toussotement d'épaules. L’explosion éventra la rue sur toute sa longueur et poussa une famille d’étourneaux à quitter le confort d’un hêtre dans le parc voisin. Le rire de Bakary brula l’intégralité du carburant de ses poumons. Quand ses cordes vocales s’arrêtèrent enfin de faire trembler la capitale, un nouvel afflux d’air relança la machine, lubrifié par plusieurs larmes.

— Magnifique ! pleura Bakary.

L’oxygène lui manquait entre les syllabes. La main sur le ventre, il essaya tant bien que mal de reprendre son souffle.

— C’était ma-gni-fique.

— Ce n’est pas drôle, tonna Jesse.

Bakary voulut hocher la tête dans un dernier effort de bienveillance pour son ami. Une vaine tentative. Les mains sur les hanches au milieu du trottoir vide, Jesse étudiait son camarade. La grosse pomme de terre pailletée qui remplaçait le visage de son collègue le força à sourire contre son gré. Bakary s’avança vers lui en se pinçant les yeux pour contenir ses larmes. Sa main épaisse attrapa l’épaule de Jesse.

— Je suis désolé, vraiment.

— Ce n’est pas ma journée...

— Au moins t’as toujours ton portefeuille, dit Bakary en séchant ses larmes.

— Ça ? Ce n’est même pas le mien. C’est celui d’un petit vieux qui l’a oublié au Capet. J’ai deux, trois mots à lui dire au passage.

— Le petit Ford ? Il est remonté vers le passage d’Albert Gate au bout de la rue. À l’allure où il allait, il ne doit pas être bien loin.

La main en visière sur le front, Jesse scruta l’horizon pour une silhouette rouge. Rien.

— Avec une suite comme le Temple, reprit Bakary, ses poches doivent déborder. Tu ferais mieux de la rattraper. Avec un peu de chance le pourboire remplacera ton vieux vélo.

Jesse n’y croyait pas, mais il n’avait aucune autre carte à jouer. Dans un dernier élan d’optimisme, il fixa le parc avec l’espoir de voir son vélo réapparaitre. L’homme en peignoir se faufila dans son esprit comme un mirage. L’image, bien que récente, était déjà distante, de celle que l’on ne discerne plus entre un vrai souvenir et la représentation d’une histoire entendue au détour d’un comptoir. Un évènement trop fantaisiste pour avoir été vécu.

Le portefeuille ramena Jesse à sa préoccupation première. Il soupesa le rondin de cuir. Il était léger, mais ce n’était pas une surprise. Les vieux fortunés dans le genre de monsieur Ford n’avaient besoin que d’une carte de crédit. Les économies de bout de ficelle à l’aide de cartes de fidélité ne les intéressaient pas. Aucune raison non plus à s’alourdir avec des morceaux de cuivres à n’en plus finir. Le plus intéressant chez eux était la fente à billet, mais Jesse se restreignit à en fouiller le contenu pour le confirmer. Ce n’est pas parce qu’il s’était fait voler qu’il devait perdre ses bonnes manières.

— Si tu continues à rêver, tu ne le rattraperas jamais, dit Bakary avec un nouveau rire dans le creux de sa gorge.

— J’y vais, j’y vais. Tu concurrencerais presque Blake à me secouer comme ça.

Bakary se redressa bien droit pour imiter un certain palefrenier et les deux hommes éclatèrent de rire.

Jesse s’éloigna du Marquis le cœur plus léger, même si la vue de son antivol qui n’avait plus que la haie comme ami lui pinça le cœur.

Les tilleuls argentés et les peupliers qui bordaient le parc sur toute la rue Carriage Drive ne laissèrent qu’une trainée verte dans la périphérie de Jesse. Ses foulées n’avaient rien à envier à ses coups de pédales. Jesse atteignit les ambassades qui surplombaient le passage d’Albert Gate bien avant la première goutte de sueur.

Les deux bâtiments, dressés comme deux gardes royaux, couvaient le passage et ses grilles à pointes des ardeurs du soleil. Cette allée permettait aux piétons de rejoindre la rue Knightsbridge en un rien de temps.

À travers les fins barreaux de la grille, Jesse aperçut la silhouette rouge tant attendue. Le vieil homme se dandinait joyeusement avant de disparaitre dans le coin de l’allée. En plus de l’avoir cloué aux piloris devant Blake, voilà qu’il le faisait courir pour rien. En remontant la rue Knightsbridge dans cette direction, ce satané costume rouge s’apprêtait à passer directement devant l’entrée principale du Marquis.

L’heure n’était plus aux lamentations. Ni une ni deux, Jesse fixa la petite ouverture qui ceignait les deux ambassades. Un groupe de touriste s’approcha de l’ouverture avec la même idée : traverser la grille.

Ce troupeau acharné et prêt à réduire Hyde Park en une bouillie de pixels s’avança vers l’ouverture, déterminé à précéder Jesse. Isolé sur le champ de bataille, le Suisse qui sommeillait en lui, que Jesse appelait la courtoisie, s’imposa. Avec le sourire forcé d’un vendeur à l’approche d’un client à l’heure de la fermeture de son magasin, Jesse laissa la première dizaine de shorts et de sandales s’engouffrer dans l’ouverture. La moitié du groupe eut-elle seulement le temps de passer la grille qu’une deuxième fournée surgit du coin gauche de l’allée. L’Anglais qui bouillonnait en lui, que Jesse préférait appeler la témérité, n’eut que faire de cet abus de courbette. Ancré sur ses appuis, il bouscula le petit Suisse et poussa Jesse dans la foule.

Chaque épaule lui était destinée. Une esquive à gauche annonçait un accrochage par la droite. Une parade à droite provoquait une collision par la gauche. Son avancée fut saupoudrée des regards de chiens battus des touristes, terrorisés du comportement exécrable de ce jeune londonien probablement sorti d’un quartier malfamé. Tiraillé et maltraité, Jesse insista entre les perches à selfies et les sacs bananes. Il fut projeté hors du rouleau compresseur sous une pluie d’onomatopées et de syllabes incompréhensibles. Il jeta quelques excuses sans conviction avant de s’enfuir de l’allée.

Le costume rouge était déjà loin sur le trottoir opposé de la rue Knightsbridge. Jesse dut se l’avouer, ce vieux monsieur avait beau dater d’un autre siècle, il ne se laissait pas abattre.

Un petit bonhomme rouge sur son cadran força Jesse à attendre sur la ligne de départ l’arrivée de son compagnon vert. De tout ce qui pouvait le faire ralentir à Londres, les passages piétons étaient ce qu’il y avait de pire. L’armée d’officier lumineux déployée dans toute la capitale prenait un malin plaisir au quotidien à ralentir la population bien plus longtemps que nécessaire.

Après avoir manqué de tact avec quelques touristes, Jesse se dit qu’il avait bien le droit de se rebeller contre les embuches du monde moderne. Ni une ni deux, il brava l’interdit et s’engagea sur la piste sans attendre l’explosion de poudre du pistolet de départ. Avec la classe d’une antilope pourchassée, il profita d’intervalles millimétrés pour traverser la brousse sans une égratignure. À peine eut-il posé un pied de l’autre côté du passage piéton qu’une voix le gronda sur sa droite.

— On ne vous a pas appris vos couleurs monsieur ?

Il avait beau avoir vingt-trois ans, il se figea comme un enfant surprit la main dans le pot de cookie avec des miettes sur le coin de la bouche.

— Oui, oui, c’est à vous que je parle, dit une voix féminine sur un vélo.

La femme avait deux pierres rugueuses à la place des yeux et le physique longiligne d’une marathonienne. Ses mollets secs et musclés étaient traversés par plusieurs veines qui ne demandaient qu’à souffrir. Prudente, elle s’était équipé un casque solide et brillant. Bienveillante envers les automobilistes, elle s’était munie de son pardessus jaune tapissé de bandes fluorescentes. Professionnelle, elle avait fixé ses épaulettes et son numéro de badge avant de sortir du poste de police.

— Vous venez d’enfreindre l’article 21 du Highway Code monsieur.

— Sérieusement ? dit Jesse dépité.

Le cale-pied claqua sur le bitume avec l’intensité du levier d’armement d’un fusil. La policière quitta sa selle, les épaules larges.

— Je m’excuse monsieur l’agent, mais je dois rattraper cet homme, c’est important.

Le doigt de Jesse pointa vers une foule de piétons une intersection plus haut.

— Personne à l’air de s’inquiéter pour vous, dit-elle en jetant un œil désintéressé au loin, et c’est madame l’agente s’il vous plait. En plus de vous mettre en danger, vous imposez aux automobilistes bien plus de vigilance qu’il n’en faut.

La policière approcha la main de la poche de sa veste. Jesse se passa nerveusement la main dans les cheveux, la gorge sèche.

— Vous n’allez pas me mettre une amende tout de même ?

— Vous pensez que votre comportement le mérite ?

— Il y a plus grave non ?

— Comme quoi ?

— Je... je ne sais pas, la drogue.

La policière plissa son front tanné. Elle prit note également de l’apparence débraillée de Jesse, de ses cheveux désordonnés et du timbre névrosé que prenait sa voix.

— Vous en consommez ?

— Mais non ! Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire !

— Vous cachez des boulettes dans vos chaussettes ?

— Bien sûr que non !

— Dans votre slip ?

— Mais non ! Qu’est-ce que vous racontez ?

Un homme traversa le passage piéton sous leurs yeux alors que le baron rouge sur son cadran interdisait toute traversée.

— Et lui alors ? dit Jesse. Il vient de traverser alors que c’est rouge.

La policière exaspérée leva les yeux au ciel.

— Combien y a-t-il de « moi » ?

— Pardon ? dit Jesse avec de gros yeux.

— Des policières ? Combien en voyez-vous ?

— U... une ?

— Et des petits malins qui traversent sans regarder ? Combien en voyez-vous ?

Jesse leva les mains sans réussir à mettre de mots sur sa réaction.

— Je ne peux m’occuper que d’un contrevenant à la fois, reprit-elle.

— Soit on applique la loi à tout le monde, soit à personne ! Osa pestiférer Jesse l’index levé.

— Monsieur, nous ne sommes pas à l’école.

— S’il vous plait... Il faut vraiment que je le rattrape.

La chevelure blanche du vieil homme bondissait au rythme d’une démarche lente et insouciante. Son costume rouge, qui symbolisait toutes les mésaventures de Jesse, disparu dans une rue adjacente.

— Qu’est-ce que vous lui voulez à cet homme ? dit la policière.

— Je travaille au Marquis, s’écria Jesse en tirant avec deux doigts sur la lettre cursive de sa chemise noire. Il a oublié son portefeuille dans le bar de notre hôtel.

Les sourcils de la policière se froncèrent quand elle lia le nom prestigieux de l’hôtel à l’allure approximative de Jesse.

— Vous n’avez pas l’air d’être fait pour ce métier, si je puis me permettre.

Jesse n’arrivait pas à retirer cette désagréable sensation d’être dans le bureau de la principale de son ancien lycée.

— Si vous continuez à attendre, reprit la policière, il va finir par vous semer. À votre âge ça serait malheureux.

— Vous n’allez pas me mettre d’amende ?

— Ça serait un excellent moyen de combler la dette de la Reine, mais vous avez de la chance, ce n’est qu’un avertissement, dit-elle en enfourchant son vélo. La prochaine fois, faites attention.

Sans prévenir, elle s’élança avec deux coups de pédale solide et disparut dans la circulation. Jesse fixa la circulation, le regard vide. À croire qu’il ne rattraperait jamais ce vieil homme. La policière avait probablement raison sur un point, il n’était pas fait pour ce métier.


Chapitre VI

Le ticket


Le capteur digital de la supérette imita la cloche d’un vieux réveil matin. Jesse se figea à l’entrée. Sur sa gauche, quatre billes rondes et deux sourires le scrutaient. Ils l’attendaient.

La commerçante accueillit Jesse avec un accent épicé et Alan, accoudé sur son parapluie comme un équilibriste, le salua de la main comme-ci de rien n’était. Jesse se dégagea du filet de sa surprise et traversa la boutique. Il ne lui fallut que six petits pas pour faire défiler les trois rayons surchargés.

Le magasin était désert. Pas un chat ne perturbait le calme des allées. Les prix exorbitants des produits d’épiceries n’attiraient leurs clients pressés qu’après la fermeture des concurrents. Une musique esquintée par des hautparleurs de piètre qualité esquissait un faux-semblant de vie.

Le comptoir avait perdu de sa maxime depuis l’arrivée d’une borne automatique, imposée par la franchise, qui avait pour but de réduire son existence à néant. Heureusement pour lui, les vices de l’homme, l’alcool, le tabac et les jeux le sauvèrent d’une mort certaine, et aujourd’hui plus que jamais, il brillait de mille feux sous le soleil rouge d’Alan et les rayons flamboyants du sari de la commerçante.

Jesse se racla la gorge.

— Ce n’était pas facile de vous rattraper.

— Vous êtes Jesse ? interrompit la commerçante dont les plis sous les yeux trahissaient un âge qu’elle assumait avec fierté. Son portefeuille ? Vous l’avez ?

— Oui, comment…

La femme sautilla sur place et applaudit. Ses rares cheveux gris s’évadèrent devant son allégresse d’adolescente.

— Monsieur Ford, c’est incroyable, dit-elle.

— Je dois avouer que j’ai involontairement provoqué la chose ma chère Tabu, dit le vieil homme.

— Vous l’avez laissé au Capet juste pour me faire venir ici ?

Jesse eut pour réponse l’un de ces sourires idiots et chaleureux, que seules les personnes de l’âge d’Alan étaient capables de faire. C’est avec des yeux d’enfants et un geste de la main que Tabu invita Jesse à se rapprocher de la caisse enregistreuse.

Le portefeuille usé retrouva son propriétaire sans grande cérémonie.

Alan secoua le rondin de cuir près de son oreille satisfait d’entendre une pièce orpheline rebondir sur les parois. Il la libéra de la solitude et l’observa d’un œil.

— Entourée de ses semblables, elle semble si anodine, et pourtant, tel Achille, à elle seule elle va faire toute la différence.

Le vieil homme fit tapis de sa fortune sur la vitre plastifiée du comptoir.

— Alors, monsieur Ford, dit la commerçante dont la langue vibrait sur la troisième lettre de son nom, laquelle prenez-vous aujourd’hui ?

Le vieil homme se ploya par-dessus la vitre.

— J’hésite entre le petit poulet et le flamant rose.

Tabu déposa les deux rectangles cartonnés sur le comptoir.

— Mon cher Jesse, reprit Alan. Voyons si vous me portez chance. Que me conseillez-vous ?

Jesse, stoïque, s’arrêta sur les sourcils blancs du vieil homme.

— Alors ? poussa Tabu impatiente.

La pupille de Jesse sauta du vieil homme à la vendeuse avant de revenir sur les deux rectangles. Il secoua la tête et arrêta son choix sur la couleur. Le reste n’était que trop d’information à analyser.

— Le flamant rose ?

Alan se frotta les mains, impatient de se laisser porter par sa bonne fortune. Avec la précision que seuls des yeux fatigués par le temps étaient capables d’avoir, il plaça la carte devant lui. Un élément manquait à son rituel.

— Il me faut une autre pièce, chuchota Alan, pour gratter la carte.

Jesse eut l’étrange sensation d’être victime d’une filouterie d’une mafia du troisième âge. L’œil pétillant de Tabu le contraignit à mettre la main à la poche sans réussir toutefois à gommer cette vilaine impression de se faire voler.

— Contrairement à la part de pizza, j’aimerais bien la récupérer.

— Cette pièce m’a l’air bien moins appétissante, répondit Alan.

L’exaltation de Tabu, et à moindre mesure, celle du vieil homme, et sans comparaison possible, celle inexistante de Jesse, furent interrompus par le capteur digital de l’entrée.

Le nouveau client imita l’arrivée de l’employée du Marquis et s’arrêta pour observer l’auditoire. Ses yeux sombres, cachés derrière une paire de lunettes carrées aux verres ambrés dont l’une des branches ne devait sa survie qu’a un pourtour de ruban adhésif, pestiféra en silence en direction des trois juges. Tabu, en sa qualité de commerçante irréprochable, lui sourit pour l’accueillir.

Jesse ne put s’empêcher de s’attarder sur l’allure exotique du personnage. Ses cheveux charbons, rasés sur les côtés, se cachaient sous un feutre noir légèrement écrasé. Une barbe poivre et sel de quelques jours assurait sans conviction une continuité capillaire. Les Stan Smith à bandes à ses pieds étaient d’un blanc éclatant, bien plus immaculé que l’allure de chenapan que lui donnait son survêtement à petits carreaux qui couvraient toutes les nuances de bleus.

L’homme, dont la bouche entrouverte assurait avec ses sourcils broussailleux une expression à mi-chemin entre le bagarreur énervé et celle d’un ignare en plein Trivial Pursuit, remua sa lèvre avec un dédain certain et disparut, épaules ballantes, dans le rayon qui lui faisait face.

Jesse eut de la compassion pour Tabu quand elle haussa les épaules. Que ce soit dans un petit magasin ou dans un hôtel de luxe, il y avait toujours des badauds à la mine renfrognée pour subtiliser la bonne humeur des employés. La commerçante retrouva son sourire quand le vieil homme approcha le cercle en laiton du flamant rose.

Tabu divisait les clients qui achetaient ses cartes à gratter en trois catégories. Il y avait ceux qui grattaient la surface à l’aide d’une main molle et sans conviction, hantés par une interminable série de déculottées. D’autres, tout aussi nombreux, décapaient la carte avec une poigne solide en l’honneur d’une consécration passée. Les membres de la dernière catégorie, dont Alan faisait partie, avaient pour seul plaisir d’éliminer la poudre d’aluminium sans intérêt quelconque pour le résultat.

Jesse se laissa aspirer par l’intrigue quand la commerçante posa ses coudes sur le comptoir. Le vieil homme s’élança sur la première case.

— Zut… adieu le gros lot à quatre chiffres, dit Tabu.

— Les petites sommes sont les plus belles ma chère, elles font tourner le monde.

Le bout de métal continua son aventure le long de la carte et Jesse, incapable de comprendre le sens des symboles, suivit les expressions de Tabu comme celle d’un commentateur sportif. Le dos de la commerçante se redressa case après case. Le dessin d’une liasse bien dodue fit sortir ses yeux de ses orbites. Jesse sursauta quand elle sautilla après l’évaporation du dernier centimètre d’aluminium.

— C’est un nouveau triomphe, dit Alan.

— 500 livres ! s’écria Tabu. C’est du jamais vu.

— Autant ? Se surprit à rugir Alan.

— Pas mal pour une petite somme, dit Jesse avec les bras croisés.

— C’est une première dans mon magasin, sans compter que c’est sa quatrième victoire.

— Quatrième ? s’interrogea Jesse.

— Monsieur Ford vient ici tous les matins depuis lundi, et je dois dire que ça lui réussit.

Jesse porta ses mains sur ses hanches et fixa les dalles sur le sol. Même les plus grandes courbettes et rabais de fierté que proposaient les murs du Marquis n’apportaient pas de telles sommes. Ce monde injuste récompensait celui qui venait de mettre en péril son emploi.

— J’espère que vous ne m’oublierez pas au moment du pourboire.

Alan, un poil agité par le montant de sa victoire, prit la main de Jesse et y déposa la pièce empruntée.

— Encore mieux, je vous rends cette pièce porte-bonheur, gardez-la précieusement.

C’en était trop, se dit Jesse. À bas les politesses d’usage et à bas les protocoles de l’âge. Peu importe qu’il soit résident du Temple ou non, peu importe qu’il soit client ou non, c’était l’heure de l’insurrection, l’heure de la révolte contre ces privilégiés qui abusaient de sa bonté et de celles de tous les grooms du monde. Pour la première fois, les mots grimpèrent dans sa gorge bien avant ses gestes.

Une première syllabe souleva la pancarte de la révolution lorsqu’une voix inconnue la renversa sans ménagement.

— J’veux bien ce ticket !

Le timbre burlesque surprit Jesse autant qu’Alan et la commerçante. Le triangle oculaire roula en direction de la tête de gondole de l’allée centrale qui fut rapidement occultée par les centaines de carreaux bleus d’un survêtement.

L’homme s’approcha, épaules dansantes, des trois suricates et écarta ses jambes une fois devant la troupe. Ses mains jointes, coiffées d’une gourmette trop lourde, se glissèrent naturellement sur ses parties. Il crispa son menton et ses lèvres dans une imitation involontaire de De Niro.

Les jointures qui fendaient les carreaux sur le sol, les lamelles en plastique qui protégeaient les néons ou encore les pixels bleus qui se succédaient sur l’écran de la caisse enregistreuse, tout devint une excuse à Alan et Tabu pour s’éviter un fou rire. Jesse, encore sous le coup d’un début de journée douloureux, s’étonna de leur crédulité face à ce qu’il jugeait comme un danger naissant.

— J’veux bien cette carte, répéta l’homme.

La barbe grisonnante se souleva avec l’intonation aigüe qui marqua sa fin de phrase. Tabu, en commerçante dévouée et imperturbable, pinça du bout des doigts l’un des flamants roses empilés sous la vitre usée et le posa par-dessus. Le client étrange, ses mains jointes toujours centrées sur la pointe de ses jambes en V, leva son index en direction du vieil homme.

— Nan. C’est celle-là que j’veux.

Jesse reconnut ce ton. C’était celui qui étouffait l’atmosphère du tube londonien à ses heures tardives. La marche funèbre qui accompagnait la mise en bière des bienséances sociales, et pendant qu’Alan et Tabu s’amusaient de ce curieux personnage, Jesse serrait les poings. Les enquiquineurs aux poches pleines ne manquaient pas au Marquis. Il ne comptait pas ajouter à sa liste d’embuches les importuns aux poches plus frêles.

— Cette carte a déjà un acquéreur, dit Tabu. Prenez celle-ci, la chance vous sourira peut-être autant qu’à monsieur Ford.

Jesse brisa le triangle qu’il formait avec ses deux compères et se décala aux côtés d’Alan. L’homme en survêtement prit sa place devant la caisse. Tabu qui n’en était pas à son premier rodéo avec les clients singuliers posa la paume de sa main sur la carte neuve.

— Vous avez de quoi payer monsieur ? dit-elle avec un accent dansant.

La moustache dégarnie sur la barbe grisonnante se plissa. L’homme fit secouer une maigre cagnotte dans la poche de son survêtement cinq étoiles.

— Sans pièce, pas de jeu, dit Tabu avec un accent plus pimenté.

Pendant un court instant, Jesse vit les yeux confus derrière les lunettes ambrées se durcir. Une seconde qui fit revenir les trompettes et les tubes de la marche funèbre. Le scénario catastrophe se dessina dans son esprit.

Frustré, le malandrin s’en prendrait à lui. Avec le symbole du Marquis sur ses vêtements, Jesse ne pouvait qu’attiser la colère des brigands qui ne comptaient que sur les larcins et le chapardage pour mener à bien leurs existences dépravées.

Les yeux de l’homme au survêtement se ramollirent aussi vite qu’ils s’étaient serrés. Ses poches, trop sèches pour lutter avec la commerçante, s’apprêtèrent à abandonner. Jesse était sauvé.

— Laissez-moi vous l’offrir, dit Alan tout sourire.

— Mais qu’est-ce qui vous prend, chuchota Jesse les dents serrées au vieil homme.

L’étrange bénéficiaire de la bonté d’Alan reprit du poil de la bête. Après un regard acidulé vers le petit employé du Marquis dont le commentaire n’était pas passé inaperçu, il attrapa la carte.

— Bonne chance, dit Tabu qui reprit son accent épicé.

L’homme analysa le bout de carton dans tous les sens comme pour débusquer le subterfuge que le vieux magicien venait d’utiliser pour s’assurer la victoire.

— Je peux jouer pour vous si vous le souhaitez ? dit Alan.

L’inconnu en survêtement étudia le théorème une courte seconde et se décala.

— Donnez-moi notre pièce porte-bonheur mon cher, dit Alan à Jesse après un petit coup de coude.

Jesse leva les yeux vers les néons. Ce vieil homme devait être un parieur sans vergogne, se dit-il. De ceux qui étanchaient leur soif de jeu, peu importe le danger ou la santé de leur portefeuille. Le soleil radieux qui s’épanchait entre les rides d’Alan l’obligea à obtempérer.

Le vieil homme, méticuleux au possible, gratta les cases les unes après les autres sans se soucier du résultat. Aucun millimètre du vernis d’aluminium n’échappa au cerclage en laiton. Tabu marqua la progression du vieil homme avec une série d’onomatopées qui perdirent d’intensité avant de mourir dans sa gorge.

La terre à présent labourée, le vieil homme souffla sur la poudre qui s’éparpilla sur le comptoir.

— Chou blanc, dit Alan, sa lèvre inférieure entre les dents.

L’homme en survêtement prit le flamant rose et constata de ses yeux la plate défaite. Son cou, tel un périscope, s’étira du col de sa veste pour sonder la supérette et le flot inexistant des passants à l’extérieur. Le bout de carton sans valeur virevolta sur le sol comme une feuille morte.

— Encore 249 chances de me faire gagner, dit-il.

— Pardon ? répondit Alan incrédule.

— Laissez-moi vous alléger de votre carte et on en parle plus.

Les sens de Jesse soufflèrent un frisson glacé le long de son dos. Le vieil homme avait nourri la bête affamée. Il était trop tard.

Le déclic d’un cran d’arrêt résonna.

— Bon, vous m’la donnez cette carte ?

La commerçante à l’expérience aiguisée troqua son amusement contre sa vigilance et pressa un bouton rouge caché derrière son comptoir. Sa main se posa en toute discrétion sur sa roue de secours, une bombe à poivre qui n’avait pas vu la lumière du jour depuis des années.

Alan souleva ses sourcils blancs comme un enfant après une bêtise. Les pattes d’oies qui s’étirèrent sur son visage trahirent sa curiosité à propos du dénouement de la situation qu’il venait d’engendrer.

Jesse, sur le qui-vive, attrapa le bras d’Alan avec la grâce d’un félin et se glissa devant lui. Ce vieux monsieur avait beau être responsable de sa matinée étrange, il ne pouvait se résoudre à s’en servir comme pare-buffle.

— Pas de bêtise dans mon magasin, dit Tabu avec un accent sans saveur.

La bête affamée fit un pas en avant.

Un pas de trop.

Plus vive qu’un chat, Tabu attrapa la bombe à poivre et aspergea la centaine de carreaux bleus devant son comptoir. Le tube périmé pouffa son spray comme une vieille toux dans une circonférence trop large.

Un premier cri surgit. La bête affamée fit valser ses lunettes ambrées pour protéger des yeux déjà vaincus. Jesse suivit dans la seconde.

— Ça brule !

Après quatre pas d’une danse sans chorégraphie qui força le vieil homme et la commerçante à s’écarter, la Stan Smith de l’oppresseur glissa sur la carte sans valeur au sol. La chaussure de ville de Jesse imita sa maladresse et écrasa les verres jaunis de la paire de lunettes.

Les deux danseurs virevoltèrent comme deux marionnettes sans leurs ficelles avant de se percuter, front contre front. La tête de Jesse sonna comme une cathédrale un jour de messe. Incapable de retrouver ses sens, il s’écroula sur le sol, fesses les premières. Ses oreilles, coupées du monde par un bourdonnement persistant, ignorèrent la sonnerie du capteur digital de l’entrée.

Les genoux au sol, Jesse s’arrêta sur les jointures des dalles pour forcer sa rétine à se recentrer. Une fois la vue retrouvée, il leva les yeux à la recherche d’un survêtement. Un physique longiligne d’une marathonienne dans un uniforme se rua sur lui pour le plaquer au sol.

— Ce n’est pas lui ! s’écria Tabu en pointant son doigt vers la sortie.

Le capteur digital résonna à la fuite de l’oppresseur. La policière relâcha Jesse.

— Il faut vraiment arrêter de vous mettre dans des situations pareilles, pesta-t-elle à Jesse avant de déguerpir hors de la supérette.

Jesse s’assit en tailleur sur le sol, les deux mains sur son front, des larmes plein les joues.

— Vous allez bien, mon petit ? dit Alan à Jesse.

— Ça me fait un mal de chien !

— Rassurez-vous mon garçon, tout a une fin, même la douleur.

Jesse poussa un petit cri quand Tabu épongea son front avec un mouchoir.

— Il va falloir soigner cette vilaine blessure, dit-elle.

Jesse attrapa le mouchoir de sa main. Le tissu imbibé s’accordait avec le costume du vieil homme.

— Regardez où ça nous mène vos bêtises.


Chapitre VII

Le métro


Le bandage blanc qui cerclait le front de Jesse lui donnait un air de joueur de tennis. L’infirmière, peu confiante de l’habilité de son patient à être sage le reste de l’après-midi, préféra protéger les cinq points de suture avec un joli ruban.

Jesse palpa son front insensible du bout des doigts. La blessure était muette. L’anesthésiant lui laissait une demi-heure de répit avant qu’elle ne s’agrippe à sa main comme une concubine possessive.

Le reflet de Jesse s’envola avec l’ouverture des stores vénitiens derrière la vitre. L’aide-soignante, tige de commande à la main, sursauta. Son collègue infirmier, assis sur un coin de table, lutta avec son gobelet fumant quand il éclata de rire. Jesse bredouilla une excuse que lui seul put entendre et s’écarta de la vitre.

Après trois portes coupe-feu et un cul-de-sac, Jesse finit par retrouver les deux grands paillassons bleus de l’entrée qu’il avait empruntés à son arrivée avec Alan. Après deux longues heures d’attente, Jesse supposait que le vieil excentrique s’en était allé à ses occupations.

— Le mal de tête est passé ?

Jesse bondit à la voix d’Alan. Ce n’était pas faute au vieil homme de se détacher avec son costume rouge de la série de chaises plastiques boulonnées sur le sol.

— Vous avez eu le courage d’attendre aussi longtemps ?

— À mon âge, toutes les occasions sont bonnes pour une petite sieste.

Les deux hommes s’étudièrent en silence.

— Il est temps pour moi de rentrer au Marquis.

— Laissez-moi vous accompagner, dit Alan.

Le thermostat était monté en leur absence et Jesse se surprit à chercher un peu d’air entre les flammes ardentes du soleil et les échappements de la circulation qui défilait sur Lambeth Palace Road.

— Le métro est à deux rues d’ici si je ne m’abuse, dit Alan.

— Je pensais qu’un homme de votre stature voyageait en taxi.

— Ça manquerait d’aventure, et pour être franc avec vous Jesse, mes poches sont vides.

— Ça ira mieux après avoir encaissé le flamant rose.

Jesse hésita le temps de la traversée d’un passage piéton à poser sa prochaine question. La disparition de son vélo, la pizza entamée et le ruban blanc sur son front balayèrent ses précautions d’employé du Marquis.

— Dites-moi, monsieur Ford. Eddy m’a dit que Blake ne vous a même pas demandé d’avance pour la suite. C’est vrai ?

Alan dont les pas étaient marqués par la cosse métallique de son parapluie sur le goudron acquiesça avec un large sourire.

— Vous n’avez même pas l’argent pour cette suite, n’est-ce pas ?

Les rides d’Alan flamboyèrent, illuminées par la centaine de lampadaires de ses tours de passepasse et de persuasions.

— La tête qu’il va tirer quand il va se rendre compte de son erreur, dit Jesse.

Les deux hommes empruntèrent une ruelle qui les fit passer sous la voie ferrée qui menait à la gare de Waterloo. À mi-chemin dans le court souterrain, une clochette résonna et Jesse leva la tête, tel un animal qui venait de flairer un bon gigot. Cette sonnerie, il la reconnaitrait entre mille. Elle et la circulation de la capitale étaient responsables de la peau cornée sous son pouce.

Le vélo fusa aux côtés de Jesse et d’Alan. L’employé du Marquis reconnut l’hurluberlu à la barbe d’un autre siècle et le peignoir au vent au premier coup d’œil. Entre son larcin et ce début d’après-midi, ce chapardeur avait appris à faire bon usage des différentes vitesses.

— Hé ! C’est mon vélo, cria Jesse. C’est l’homme qui a volé mon vélo ce matin.

Les yeux d’Alan s’illuminèrent comme un pasteur, qui, après une vie de silence, était enfin témoin d’un miracle de son bienfaiteur.

— Mais qu’attendez-vous Jesse ? Rattrapons-le !

Jesse n’eut pas le temps de réagir que le vieil homme s’élança avec une tonicité d’un autre âge. La silhouette rouge quitta le passage couvert et disparut sur la droite en direction de Westminster Bridge Road. L’allure d’Alan fut si soutenue que Jesse dût s’autoriser une foulée convaincante pour ne pas se laisser distancer.

Après une centaine de mètres, les deux hommes atteignirent l’entrée de la station de métro. Quelques badauds effarés par le passage de l’ouragan en caleçon s’échangeaient leurs surprises.

La bouille d’Alan, sous le choc de son envolée fantastique, s’accordait avec l’éclat de son costume.

— Ça va aller ? dit Jesse.

Les joues du vieil homme étaient rouges et les grains de beauté sous ses yeux ressortaient comme des pépins sur une pastèque. Le souffle court et les larmes aux yeux, il posa ses mains sur ses genoux. Il en tendit une vers Jesse, en prélude d’un discours, mais les mots restèrent coincés aux fonds de sa gorge.

— Il n’y a pas à dire, vous vivez vos délires à fond, dit Jesse.

— C’était une belle course, non ? dit Alan.

Une brochette de passagers quitta la station avec des commentaires salés plein la bouche à propos d’un personnage à vélo.

— J’ai même plus le courage de lui courir après, souffla Jesse.

Sa phrase fut elle à peine avalée par le bourdonnement de la ville qu’Alan s’engouffra dans le souterrain. Jesse poussa un râle de peine. Ce vieil homme ne s’arrêtait jamais, à croire que ce vélo était le sien.

Les marches matraquèrent les cuisses de Jesse sous le joug de sa matinée agitée. Sa motivation rendait les armes. Quelle idée avait traversé la tête de ce brigand pour déguerpir dans une station de métro. Jesse était surpris de ne pas le retrouver encarté sur le dallage au bas des marches.

— Dépêchons-nous, cria Alan avec le peu de souffle qu’il récupéra.

— À quoi bon ? S’il a pris le métro, il doit déjà être loin.

Une voix mécanique et professionnelle, étouffée par des hautparleurs encrassés, signala la durée indéterminée d’une panne qui affectait l’ensemble du réseau. La déclaration enjoua Alan à qui l’univers donna raison une fois de plus.

Arrivés sur la passerelle intermédiaire, les deux hommes pouvaient entendre le tapage qui résonnait au bas des deux escaliers mécaniques. Dans les tréfonds du souterrain, une foule se massait en entonnoir pour remonter à la surface.

Les résignés en nombre à contresens, observèrent le vieil homme et son acolyte avec une pointe d’arrogance. Meurtris par une attente interminable, ces passagers avaient l’espoir que les deux hommes se retrouvent bloqués plus bas, comme eux l’eurent été cette dernière demi-heure, histoire de rendre leur abandon louable. Peu importe les regards, rien ne stoppait la détermination et la joie naturelle du vieil homme.

— Vous pensez vraiment qu’on va le retrouver ? dit Jesse.

— Ce qui compte, ce n’est pas la destination mon cher. C’est l’aventure.

L’escalier roulant s’arrêta brusquement à mi-parcours dans le but de les décourager à s’enfoncer dans ces sous-sols urbains en dépit des annonces. Le vieil homme en contrebas, parapluie à la main, continua à bondir sur les marches comme un personnage loufoque de dessin animé.

Jesse arrêta son regard sur l’une des affiches qui se succédait le long de l’escalier mécanique. Un joueur de tennis se tenait bien droit, prêt à servir sur une voiture à la vitre brisée. À ses pieds, le message d’une compagnie d’assurance. « Ne vous laissez pas surprendre. Prenez l’avantage dès maintenant ! ». Le message le fit sourire. Il venait de passer sa journée à se faire surprendre.

Alan l’attendait en bas de l’escalier. Quatre embranchements menaient à différentes lignes, l’horizon masqué par le coude des corridors.

— Vous m’avez porté chance une première fois avec le flamant rose. À votre avis, où est-il parti ?

— Aucune idée, dit Jesse sans conviction. Je ferais mieux de retourner à l’hôtel.

— Vraiment ?

— Blake va m’étriper pour abandon de poste.

— Ce cher monsieur Blake ? Bien sûr que oui, il va surement vous mettre à la porte.

Jesse évita les yeux fatigués du vieil homme pour ne pas rire.

— Merci pour les encouragements, c’est un peu de votre faute si j’en suis là tout de même.

Le parapluie du vieil homme lui tapota le front.

— Est-ce que vous souhaitez vraiment retourner là-bas ?

— C’est mon gagne-pain. Sans compter que tout se passait relativement bien avant que vous ne mangiez cette pizza.

— Pardonnez-moi, mais c’était une occasion en or.

— Une pizza ?

— Mais non jeune sot. C’était une occasion en or. Pour vous.

Jesse s’assit sur les marches et fronça les sourcils, incapable de comprendre le vieil homme.

— À ce rythme. On ne rattrapera pas ce malandrin et votre vélo.

— Qu’il le garde. À quoi bon ?

Le vieil homme se frotta le menton et se mit à faire les cent pas entre deux des embouchures. Il pointa le premier couloir à gauche des escaliers comme la grande aiguille d’une horloge.

— Retourner à l’hôtel et limiter la casse, dit-il dans sa barbe. Pourquoi pas ? Capituler devant l’oppresseur et espérer qu’avec quelques révérences il vous pardonne vos fautes. Cela manque de hardiesse et d’audace, mais reste raisonnable.

— C’est toujours mieux que de tout claquer pour le plaisir, non ?

— « Tout claquer » ? Battre en retraite et se laisser à vau-l’eau ?

Alan pointa l’entrée du deuxième corridor avec l’embout métallique de son parapluie.

— Un avenir respectable. À condition de prendre ses roupettes à pleine main et d’en tirer parti.

Jesse cette fois ne put retenir son rire.

Alan, avec une démarche plus joyeuse, la pointe de ses chaussures vers l’extérieur, s’enfonça lentement dans le dernier corridor de faïence.

— Le plus important Jesse, c’est de saisir les opportunités qui se présentent à vous. C’est votre jugement qui vous a porté jusqu’ici. Ce portefeuille aurait pu attendre mon retour à l’abri derrière un guichet, mais vous avez choisi de me l’apporter. Rien ne vous obligeait non plus à me tendre cette pièce et à m’accompagner dans mes jeux hasardeux.

L’ombre d’Alan s’allongea jusqu’au pied de Jesse à mesure qu’il disparaissait dans le corridor.

— Saisissez les opportunités qui se présentent et dès que c’est possible, donnez un coup de pouce à votre prochain. Qui sait ce que la vie vous réservera.

L’ombre du vieil homme s’étira comme un élastique avant de s’évanouir avec ses mots dans le couloir.

Jesse se leva et épousseta son pantalon. Il ne comprenait pas le sens des charades du vieil homme, mais il avait raison sur un point. Saisir une opportunité était source d’aventure. Un choix et sa conséquence.

Jesse traversa le couloir. Le quai était vide, bercé par le ronronnement persistant des rames à l’arrêt. Il balaya les voitures de gauche à droite avec l’étrange sensation qu’il ne reverrait plus le vieil homme au costume rouge.

Son cœur s’arrêta à la vue d’un visage familier à travers la vitre griffée et usée d’une des voitures.


Chapitre VIII

Un visage familier


Le sac à bandoulière sur les genoux de Claire disparaissait, emporté avec le reste de ses sens par les vibrations continues de la vitre. La nouvelle annonce, qui n’était plus qu’un message enregistré identique au précédent, traversa ses oreilles sans s’arrêter.

Le siège rigide se transforma en un matelas moelleux et le double vitrage en un nuage confortable. Claire ne lutta pas contre la berceuse. L’alternative se résumait à une heure de marche jusqu’à Brixton, moins si elle prenait un ou deux bus. Un effort qui n’en valait pas la peine. Ces conserves métalliques reprenaient leurs routes. Toujours.

Les volutes psychédéliques qui se dessinèrent derrière ses paupières peignirent les contours abstraits d’un bureau à l’aide de pinceaux aux poils fatigués. Une petite boite transparente, aquarium solitaire au milieu de ses semblables. Les traits d’un homme, noyé dans sa surprise, se dessinèrent avec un crayon à la mine affûtée. Une œuvre plaisante, « le pouvoir de dire non », que Claire accrocherait dans sa galerie fantastique.

La vie était longue que si l’on prenait le temps de l’observer, et les heures diluées dans cet aquarium ne lui en laissait plus l’occasion. Le départ de Claire en début d’après-midi choqua son responsable. Le récapitulatif de la semaine précédente, cinq saisons de dix épisodes, suffit à le convaincre. L’inexpérience avait ses limites.

Le vieil homme en costume rouge, parapluie à la main, dandina au milieu de sa galerie imaginaire. Sa voix douce la félicita pour son tableau.

Le ronronnement de la vitre sur le cuir chevelu de Claire masqua les semelles qui entrèrent dans la rame de métro. Le poids plume de l’inconnu suffit à secouer la rangée de trois sièges dans un grincement d’agonie. Le sac à bandoulière de Claire se fit plus lourd, accompagné d’une première série de picotements sur sa cuisse endormie. À contrecœur, elle posa ses pinceaux et ses crayons.

L’homme laissa un siège vide à ses côtés, par pudeur ou par politesse. Il fallut à Claire la lettre cursive du Marquis sur la chemise de l’inconnu pour reconnaitre l’employé de l’hôtel.

Claire pointa le bandage avec son index.

— Rassurez-moi, ce n’est pas à cause de ce matin ?

Sa question idiote, susurrée par son inconscient encore endormi, la fit sourire. Pour une raison étrange, sa sottise n’avait pas d’importance. Ce garçon lui laissait le souvenir d’un film agréable dont elle n’avait vu que l’introduction et dont le titre lui échappait.

Jesse sourit et leva son index en direction de Claire, comme pour reprendre la chorégraphie entamée le matin même. Son bandage se bomba sur ses deux sourcils qui déroulaient la pellicule muette de ses souvenirs. Cette fille lui laissait le souvenir d’une actrice agréable dont il n’avait vu qu’une scène et dont le nom lui échappait.

Jesse et Claire visionnèrent les images en noir et blanc de leur passé jusqu’à s’arrêter, simultanément, sur une scène en couleurs.

— « Je n’aime pas les services clients, je préfère les magasins de notre beau pays, les vrais. Là, tu sais vraiment ce que tu es aux yeux du commerçant... » entama Jesse.

— « ...une vraie merde » clôtura Claire

Claire et Jesse éclatèrent de rire.

— Le fan de Jack Whitehall au New Moon ? demanda Claire avec de gros yeux.

L’employé du Marquis acquiesça. Ce petit extrait du comédien Jack Whitehall eut l’effet d’un choc mental sur la mémoire de Claire.

L’automne précédent, ses collègues l’avaient poussée à les suivre dans l’une de leurs virées alcoolisées le long de Leaden Hall Market, galerie voisine des nombreuses entreprises qui siégeaient dans la City londonienne. L’excuse d’une collation lui avait permis de s’échapper de la terrasse pour se réfugier derrière le comptoir. Le barman, surchargé et abandonné de ses collègues, lui suggéra d’attendre avec un ton incisif et destructeur. La confection d’un croque-monsieur ne valait pas la série de pression en cours qui terrassait ses fûts de lager. C’est là qu’un client mal à l’aise dans un costume trop grand imita Jack Whitehall et sa rhétorique concernant le charme des commerces anglais. S’en suivit plus d’un quart d’heure de rire et de lâcher-prise.

— Alors tes collègues, dit Jesse. Toujours aussi sympa ?

— Autant que le barman de la dernière fois.

Un premier rire synchronisé.

— Il faut qu’on remette ça, non ?

Claire hocha la tête. Ses collègues lui avaient volé sa décision ce fameux soir.

— Je vois que ton entretien dans la City n’a rien donné.

— Non, l’appel de l’hôtellerie de luxe s’est présenté avant. Je n’ai pu résister à l’idée d’éviter de passer ma journée dans un costume.

Les pupilles de Claire et de Jesse virevoltèrent entre le siège vide qui les séparait et le plan confus du métro avant de s’arrêter sur leurs sourires.

— Alors, dans un hôtel de luxe aussi la routine de Jack fonctionne ?

— Mon Dieu, tu verrais mon patron. Le représentant même du charme anglais.

Un signal sonore strident accompagné d’une voix craquelée hurla sur le quai.

— Ça a l’air d’être un métier dangereux l’hôtellerie ?

— Oh ? Le bandage ? Non, ce n’est pas à cause de l’hôtel. Enfin… presque, c’est une mésaventure pour avoir voulu rendre un service à un drôle de client. Je me demande bien où il est passé d’ailleurs. T’as pas vu un petit vieux dans un drôle de costume rouge parfois ?

Le grésillement brutal d’un talkie-walkie fit sursauter Claire. Un technicien occupait tout le cadre de la double porte de la rame avec son ensemble orange et ses chaussures de sécurité énorme. Il mit la main au récepteur sur son épaule et répondit à une voix inaudible qui donnait l’impression d’être enfouie six pieds sous terre. Après une nouvelle réponse incompréhensible, le technicien s’adressa à ses deux passagers.

— Je suis désolé, mais on doit vider les rames. Il y’a plusieurs lignes de bus à la sortie de la station qui devrait vous dépanner.

Il s’échappa vers la rame suivante sans attendre de réponse.

Jesse se leva le premier et s’agrippa instinctivement à l’une des poignées rigides qui pendouillaient sur une barre métallique.

— On ferait mieux d’y aller. « Claire » ? Si je me souviens bien.

— Oui.

— Et moi c’est —

Il pointa son nom sur sa chemise. Claire n’avait nul besoin de la broderie. Le souvenir était récent bien que sur le point d’entrer dans l’un de ses tiroirs à regret, avant aujourd’hui.

Ils s’avancèrent tous les deux devant l’ouverture de la rame. La déception sur le visage de Jesse devant le quai vide ne passa pas inaperçue aux yeux de Claire.

— Je me demande vraiment où il est passé.

— J'ai croisé un vieux monsieur en costume rouge ce matin dans l’ascenseur de l’hôtel. C’est lui qui m’a convaincu de terminer ma journée plus tôt.

Jesse se laissa aller à un rire franc. Un rire de soulagement.

— À croire qu’il en savait beaucoup sur cette journée, dit-il.

Claire et Jesse posèrent leurs pieds hors de la rame quand une voix de Cro-Magnon résonna sur leur gauche. Le râle gras et joyeux qui embrassait la vie à pleine bouche tonnait du haut des marches à l’extrémité du quai.

L’image suivante n’eut aucune logique aux yeux de Claire. Un homme en peignoir surgit du haut de l’escalier sur un vélo. Le cycle entama sa descente surréaliste et la roue avant bondit de marche en marche. Chaque secousse la poussa dans une direction opposée à la précédente. La selle et le postérieur qui s’animaient étaient voués à une dégringolade inévitable, et pourtant, leur union fut à nouveau sanctifiée et les deux roues finirent par s’aligner bien droites sur le quai.

Les cœurs du caleçon s’unirent avec les joues rouges et les yeux émerveillés du cascadeur, ébloui par le dénouement imprévu de sa cabriole. Porté par une grâce divine, il remit un coup de pédale pour s’élancer, peignoir au vent, dans cette aventure qui était la plus formidable de sa vie. La présence de Claire et de Jesse sur sa trajectoire poussa ses yeux hors de ses orbites. Il empoigna ses freins comme un alcoolique s’agrippe à sa bière.

Claire se retrouva plaquée contre le mur à la peinture écaillée par le bras de Jesse dans un réflexe de dernière minute. Il offrit son autre bras comme soutien à l’énergumène en peignoir sur le point de chuter.

Un rayon de soleil se leva sur les traits des deux hommes. Le premier pour la bonté de son samaritain, le deuxième pour la joie pure et vierge de tout substitut que son vélo apportait à un inconnu.

— Aller, dit Jesse en poussant l’homme en peignoir pour l’aider à repartir. Envole-toi.

— Merci mon gars ! lui cria la grosse voix avant de s’engouffrer dans le souterrain.

Une symphonie de cliquetis portés par le rythme de pas lourd suivit les pas de l’homme au caleçon. Une policière à la silhouette de marathonienne descendit les marches, la peau cramoisie et le scalp trempé. Une main sur sa ceinture elle courut vers l’embouchure, éberluée de retrouver Jesse.

— Vous êtes partout ma parole, dit-elle essoufflée. Vous ne pouviez pas l’arrêter ?

La policière disparut dans le couloir bordé d’affiches publicitaires sans attendre de réponse.

— Oh que non, dit Jesse, je ne pouvais pas l’arrêter.


Chapitre IX

Épilogue


Les muscles de Jesse coopérèrent avec plus d’entrain. La rampe de l’escalier lui fut inutile pour la remontée. À ses côtés, Claire était pensive, encore sous le coup du dénouement singulier de sa journée. Jesse l’était tout autant.

Cette rencontre furtive au New Moon, il l’avait rejouée à de nombreuses reprises sur la scène de sa mémoire. Lors de la représentation, il ne changeait aucun de ses mots, de ses gestes ou de ses gaucheries, juste le dernier acte, celui où les grosses voix en costumes sombres vinrent saler cet instant sucré.

Lors d’une répétition, il écrivait son numéro sur une serviette en papier qu’il glissait dans la poche de Claire. Dans une autre, il s’imposait et volait Claire à ses collègues pour le reste de la soirée. Peu importe la qualité de la réécriture, le script original ne changeait pas. La providence s’était présentée à lui sous la forme d’un vieux monsieur en costume rouge. Un coup de pouce inattendu.

Au sommet de l’ascension, un air plus doux de printemps accueillit Claire et Jesse. Le soleil donnait vie aux pierres d’une église et à ses édifices voisins à l’aide de son souffle ocre. Le croisement de deux rues qui s’unissaient devant la station était désert pour cette fin d’après-midi. Jesse balaya les trottoirs les uns après les autres à la recherche du complet rutilant. Aucun signe du vieil homme.

— Il s’est volatilisé ? dit Claire.

— On dirait bien.

— Ce n’est pas lui là-bas ?

Jesse suivit le doigt de Claire qui atterrit à moins d’une cinquantaine de mètres sur un îlot qui séparait deux passages piétons. Un petit rectangle de béton qui n’avait pourtant pas échappé aux regards attentifs de Jesse. Ses yeux lui jouaient des tours. La silhouette rouge était là, posée sur son parapluie.

À l’instant où le gilet en tweed atteignit la rétine de Jesse, le vieil homme pivota dans sa direction. Une expression espiègle et satisfaite. L’aura de l’accomplissement. Alan respirait la vie, la simplicité et la légèreté. Ses rides se cumulaient sur sa peau comme des trophées.

Le vieil homme pointa son doigt vers Jesse puis tapota la pochette blanche en forme de fleur de sa veste. Jesse, perplexe, mit sa main sur la poche de sa chemise. Ses doigts fébriles rencontrèrent un rectangle cartonné. Le flamant rose victorieux lui souriait.

La mission de monsieur Ford dans la capitale était terminée. Avec la délicatesse d’un jongleur, il fit tourner son parapluie sur son avant-bras avant de le stopper d’un geste vif et de l’ouvrir. La projection du tissu avala son ombre.

Jesse sentit les premières gouttes s’écraser sur son front. Une pluie douce qui se déversa comme des milliers de perles à travers les rayons éclatants du soleil. Les rares feuillages se firent plus verts et la pierre des bâtisses plus vive.

Surpris par le rideau d’eau, Claire et Jesse se réfugièrent à l’entrée de la station dans leur dos. Deux rires qui gorgèrent Londres de leurs félicités. Au loin, le parapluie n’était plus.

Monsieur Ford avait-il d’autres puzzles à compléter ? D’autres rouages à corriger ? Un autre coup de pouce à donner ? Qui sait ?